Si la sociologie de la culture a contribué à nourrir les débats théoriques plus généraux qui animent les sciences sociales françaises depuis les années 1960, c’est largement par la médiation d’une poignée de textes aujourd’hui considérés comme des classiques. Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron fait partie de ce petit nombre de volumes décisifs, aux côtés de La Culture du pauvre (Hoggart 1970a) et de La Distinction (Bourdieu 1979) par exemple. Ce titre a néanmoins peu circulé à l’international à la différence de ces deux derniers. En donnant la parole à des chercheur·e·s varié·e·s, la table-ronde proposée dans ce premier numéro de Biens Symboliques1 voudrait éclairer ce statut paradoxal, en même temps que les héritages du Savant et le Populaire. Dans cette perspective, cette introduction retrace la genèse du livre, présente quelques-uns de ses apports, en suggère certaines limites, pour réfléchir enfin aux caractéristiques de sa réception.
Du séminaire au livre de poche
Publié en 1989 par les éditions de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) dans la prestigieuse collection « Hautes études » coéditée par Gallimard et Le Seuil, le texte du Savant et le Populaire retranscrit, sous une forme à peine modifiée, les débats oraux de trois séances d’un séminaire animé par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron à l’EHESS sept ans auparavant. En cette année 1982, l’élection de Pierre Bourdieu à la chaire de sociologie du Collège de France coïncide avec le départ officiel de Claude Grignon et de Jean-Claude Chamboredon du Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, dont s’était déjà éloigné Jean-Claude Passeron. L’échange qui deviendra Le Savant et le Populaire avait d’abord paru sous une forme plus artisanale comme document ronéotypé du Groupe inter-universitaire de documentation et d’enquêtes sociologiques (Gides), avec le soutien de l’Institut national de la recherche agronomique (INRA) et du Laboratoire d’études et de recherches sociologiques sur la classe ouvrière (Lersco) puis, en 1985, comme premier numéro de la revue Enquête, publiée à Marseille par le Centre d’enquêtes et de recherches sur la culture, la communication, les modes de vie et la socialisation (Cercom). Lucien Malson et Paul Veyne, qui avouait s’être trompé en refusant de publier ce texte à la forme déconcertante que lui avait proposé Jean-Claude Passeron, en offrirent des recensions enthousiastes dans la presse généraliste nationale2. Il fut ensuite réimprimé de nombreuses fois pour satisfaire une demande croissante, comme en témoigne Philippe Gaboriau dans ce dossier.
Lors des trois séances de débats consacrées les 17 février, 24 février et 10 mars 1982 aux questions empiriques, théoriques et politiques que posent aux sociologues les recherches sur les cultures populaires, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron échangeaient entre eux et avec les participant·e·s, s’appuyant à l’occasion sur des extraits précis d’ouvrages scientifiques ou littéraires. Cela explique certaines caractéristiques de ce texte marqué par une fausse oralité évoquant le dialogue socratique, et ponctué de quelques interventions de chercheur·e·s telles Rose-Marie Lagrave, contributrice à ce dossier. La carrière éditoriale d’abord heurtée de l’ouvrage, qui doit sa publication au plébiscite des universitaires, est toutefois bien celle d’un long-seller situé au pôle de production restreinte et destiné à un public spécialisé, jusqu’à sa réédition en 2015 en livre de poche dans la collection « Points Seuil ».
C’est en effet dans un contexte de profonde redéfinition des rapports des sciences sociales françaises aux cultures populaires que s’inscrit ce débat, dont l’objectif est de définir une position neuve par rapport à deux ensembles de travaux qui s’étaient développés depuis plusieurs décennies en France autour des classes populaires : une veine ethnologique inspirée par le folklorisme d’un côté, une veine marxiste de l’autre. Or, sans tomber dans le mépris de classe, l’ouvrage de Grignon et Passeron refuse la démarche de réhabilitation des cultures populaires qui était sous-jacente, depuis les années 1930, au développement de ces travaux (cités dans l’ouvrage, via les références à Marcel Maget par exemple). À partir des années 1970, le déclin du communisme et les désillusions de toute une génération mobilisée à gauche ou à l’extrême-gauche suscitent des désengagements politiques et un « travail de deuil » (Pudal 1991 : 63). Des militants reconvertissent dans des recherches universitaires leur intérêt pour les classes populaires, à l’instar de Robert Linhart, Jacques Rancière, Claude Fossé-Poliak ou Gérard Mauger, dont le témoignage nourrit ce dossier. En formulant un discours clair et inédit sur le rapport savant au populaire, Le Savant et le Populaire vient donc répondre, avec succès, à des interrogations qui se sont alors exacerbées.
Des présupposés aux recommandations
Par son vocabulaire, ses références (de Blaise Pascal à Max Weber en passant par Karl Marx), sa conception de l’espace social et sa manière d’examiner des problèmes aussi bien méthodologiques qu’épistémologiques, le texte reste empreint de la familiarité de ses rédacteurs avec une approche sociologique désormais associée à Pierre Bourdieu. Or, Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ont largement contribué à l’élaboration de ce style, tant à travers les publications cruciales de Jean-Claude Passeron avec Pierre Bourdieu dans les années 1960 et 1970, qu’avec l’aventure collective des Actes de la recherche en sciences sociales dans laquelle Claude Grignon fut particulièrement actif (Singly (de) 1998). De ce point de vue, Le Savant et le Populaire constitue une critique interne d’une théorie sociologique de la « légitimité culturelle » qui s’est forgée au fil de collaborations, avant de se systématiser notamment dans La Distinction (Bourdieu 1979). La virtuosité dans l’usage d’une théorie et d’un style dont les auteurs sont les co-producteurs n’est du reste pas sans effets paradoxaux. Elle conduit parfois à clore des discussions introduites par le public du séminaire sans examen précis de l’objection ou de la référence convoquée. La correspondance ouvrière, présentée comme « pratique ordinaire » par Rose-Marie Lagrave à partir des travaux de Jacques Rancière, se voit ainsi requalifiée comme exceptionnelle par Passeron : « Était-elle ordinaire ? Ne l’était-elle pas ? On pourrait en discuter. Tous comptes faits, je ne crois pas » (Grignon & Passeron 2015 : 139). Le Savant et le Populaire offre bien une critique acérée mais « réformiste », comme le suggère Emmanuel Pedler dans ce dossier, de la théorie de la légitimité culturelle et de la description réductrice qu’elle peut livrer des cultures populaires. Ce reproche est du reste porté de façon beaucoup plus radicale par un sociologue comme Patrick Cingolani ou par un philosophe comme le même Rancière à cette époque (collectif Révoltes logiques 1984).
Dans un contexte où il s’agit toujours d’asseoir l’épistémologie de la sociologie, qui n’existe comme cursus universitaire à part entière que depuis deux décennies (Chapoulie 1991), Le Savant et le Populaire enjoint à une créativité méthodologique, à une vigilance interprétative, et à un retour au travail empirique comme garde-fous d’un discours scientifique menacé de tourner à vide. Les métaphores mécaniques y servent ainsi à discréditer les excès interprétatifs : l’« étau de la nécessité » qui ferait disparaître le « jeu », la « réponse mécanique à un système de contraintes », « la robotisation intégrale des pratiques populaire » (52, 182, 197). Claude Grignon et Jean-Claude Passeron affichent dès les premières lignes l’objectif négatif de « ce débat », qui « ne vise pas à proposer une nouvelle théorie des cultures populaires et pas davantage à prescrire une méthodologie préférentielle » (9). Le texte met au contraire en garde contre les « dérives » et « régressions » possibles, au premier chef celles du misérabilisme et du populisme, ce qui ouvre sur des ambitions théoriques déflationnistes par rapport à celles de Bourdieu. Cette méfiance vis-à-vis d’une théorie unifiée peut contribuer à expliquer certains flous conceptuels, comme ceux qui sont entretenus autour des notions pourtant centrales de pouvoir et de domination symbolique (Cornu 2008 ; Hammou 2008). Si le texte veut mettre au premier plan les actes de recherche et la construction de l’objet, ou révéler les affinités parfois impensées qu’ils entretiennent, il ne précise cependant pas non plus les conditions d’application concrètes de certaines (Grignon & Passeron 2015 : 64-68).
L’épistémologie proposée dans l’ouvrage n’est cependant pas uniquement négative, comme le souligne Grignon deux ans plus tard. Il s’agit aussi de « s’engager aussi complètement que possible dans les deux lectures qu’appellent selon nous les cultures populaires » (Grignon et al. 1991 : 37). Les notions phares y sont en effet aussi celles, plus positives, d’alternance et d’ambivalence entre le postulat d’autonomie (« dominomorphisme ») et celui d’hétéronomie (« dominocentrisme ») de ces cultures dominées vis-à-vis des cultures dominantes, « de bon contrôle épistémologique » (Grignon & Passeron 2015 : 122). L’alternance, qui sera davantage privilégiée dans les travaux épistémologiques ultérieurs des deux chercheurs (Passeron 1991), a le mérite d’inciter à retourner à l’exercice empirique (Grignon & Passeron 2015 : 90-91, 94-95), tout en pointant de façon explicite les limites d’une prétention totalisante du savoir sociologique. Dans un contexte général de diversification des cadres sociologiques d’analyse des faits de culture, ces acquis ouvrent en outre la voie à des recherches d’un nouveau genre, nourries de la (re)lecture de Richard Hoggart ou de Max Weber, qui s’épanouissent notamment dans le centre de recherche créé et dirigé ensuite par Jean-Claude Passeron à l’EHESS-Marseille, comme l’illustrent ici les contributions de Dominique Pasquier et de Philippe Gaboriau.
Rétrospectivement, et à l’aune du programme empirique et théorique proposé par Le Savant et le Populaire, certains points peuvent cependant interroger. Nous en soulignerons deux.
Tout d’abord, la domination se conjugue dans ces pages au singulier. L’espace social y demeure, au mieux, en deux dimensions. Or, plusieurs illustrations mobilisées à l’appui de la démonstration suggèrent les limites d’une analyse rétive à la prise en compte des rapports sociaux de sexe (38, 142 – ainsi que la contribution d’Abir Kréfa dans ce dossier), ou de la question du racisme, qui apparaît de façon fugitive (36-37). Le Savant et le Populaire affirme ainsi circonscrire sa problématique « aux formes de domination qui s’exercent au sein d’une même société » (18), mais sans inclure dans ce périmètre les configurations coloniales, ni envisager les rapports sociaux de race et d’ethnicité, comme le suggèrent, chacun à leur façon, Claude Grignon et Philippe Gaboriau dans ce dossier. Ces remarques incitent à multiplier les dimensions de l’espace social des dominations, mais aussi à soulever le problème du « nationalisme méthodologique » (Wimmer & Glick Schiller 2002 ; Sapiro 2013b), parfois renforcé, en France, par les outils de la statistique publique. L’aire pertinente d’analyse des phénomènes sociaux, et notamment des rapports de pouvoir, ne s’arrête en effet pas toujours aux frontières des États-nations. Cela ouvre sur un programme de recherche qui peut paraître colossal, mais qui s’inscrit très précisément dans le sillage de l’« allongement du questionnaire » (Veyne 1971) et de l’exigence empirique que Le Savant et le Populaire propose comme principale porte de sortie aux apories de la raison savante.
Ces remarques trouvent un écho dans une autre interrogation. Le Savant et le Populaire entérine peut-être un peu vite la capacité de la sociologie de la culture à « faire un sort à ce qui se donne à voir comme “important” » à l’aide de « la revendication concurrentielle de la légitimité culturelle » (23-24). Cette analyse, qui met l’accent sur les luttes symboliques entre fractions des groupes dominants, s’appuie sur le postulat que les cultures dominantes ont une large autonomie par rapport aux cultures populaires. Mais quid du postulat inverse ? L’ouvrage minimise ainsi le potentiel de l’étude des cultures populaires à interroger en retour les modes d’analyse des cultures dominantes eux-mêmes. La dépendance entre cultures dominante et dominée n’est pas seulement liée à l’interaction asymétrique avec le groupe opposé, à laquelle s’attache principalement Le Savant et le Populaire. Elle est aussi liée au rapport social constitutif qui les distingue et les définit comme telles (dominante versus dominée). Cette problématique est résumée dans la formule marxienne évoquant des « dominants dominés par leur domination », souvent citée par Bourdieu sans être explorée en tant que telle (Bourdieu 1984 : 81 ; 1989 : 12 ; 1998 : 76). Elle affleure également dans la lecture que Passeron fait du Marx de L’Idéologie allemande (28-29). Cette piste ne demeure toutefois qu’un horizon, aperçu avec lucidité tant par Grignon que par Passeron, aiguillonnés par Grumbach (125-126), sans être davantage investigué dans ses implications épistémologiques. La faute en revient peut-être au repoussoir du relativisme, rappelé dans ce dossier par Grignon lui-même, qui justifie ainsi une sorte de fidélité au positivisme bien tempéré sur lequel ont été fondés des pans décisifs de la sociologie française contemporaine.
Faute de mener jusqu’au bout l’opération méthodologique consistant à traiter à la fois en relativiste et en légitimiste du lieu du discours savant, la sociologie de la culture court le risque, pour les formes culturelles qui se donnent pour dominantes, d’abandonner la lecture idéologique au profit de la seule lecture culturelle. En tenant pour acquise la croyance indigène en l’autonomie de la culture savante, elle peine à formuler le problème théorique des lieux et des moments où le populaire hante le savant. Or l’étude d’objets comme les médias, dont certains « promeuvent très largement les styles de vie et les produits de la culture populaire » (Pasquier 2005 : 65-66), atteste de l’existence de circulations du bas vers le haut de l’échelle sociale. À côté du travail de distinction entre groupes sociaux proches dans l’espace social, voire entre fractions mêmes du groupe dominant, il existe aussi des caractéristiques que la culture dominante doit à la condition majoritaire des groupes dominants, autrement dit à leur rapport à des groupes dominés situés loin d’eux dans l’espace social. C’est ce qu’ont notamment démontré, sur des cas empiriques précis, les travaux féministes sur « le syndrome de l’androcentrisme » (Mathieu 1991 : 83) ou la mise au jour des contraintes discursives que l’idéologie raciste impose à l’écriture journalistique (Guillaumin 1972), pour ne rien dire des recherches plus récentes sur les masculinités (Connell 1995) ou la blanchité (Morrison 1990 ; Roediger 1991).
Non-circulation transnationale et appropriations hétérogènes d’un ouvrage polyphonique
Contrairement à deux autres ouvrages devenus des classiques des sciences sociales avec lesquels il dialogue, La Distinction et La Culture du pauvre (Coulangeon & Duval 2013 : 14-15 ; Pasquali & Schwarz 2016), Le Savant et le Populaire a relativement peu traversé les frontières. Le nombre de citations de l’ouvrage dans la revue anglophone de sociologie de la culture publiée aux Pays-Bas Poetics de 1989 à 2016 l’atteste : 2 seulement pour ce titre, contre 50 pour La Distinction3. Traduit à deux reprises en espagnol, en Espagne et en Argentine, peu après sa parution, il n’a en effet jamais été traduit en anglais, devenu la lingua franca des échanges scientifiques internationaux.
Comment expliquer ce destin international contrarié d’un livre qui reste décisif dans les sciences sociales françaises ? L’ouvrage se caractérise pourtant par l’importance de certaines références étrangères, plutôt plus poussées que dans La Distinction, pour poursuivre la comparaison : les travaux de linguistes comme William Labov ou Basil Bernstein, que Claude Grignon a contribué à traduire en français, et surtout ceux de Richard Hoggart, dont les deux auteurs du Savant et le Populaire ont été les importateurs en France. Un facteur qui a pu peser dans cette absence de circulation est la forme et l’ambition déroutantes de l’ouvrage, comme le souligne Philippe Coulangeon dans ce dossier. La tendance ordinaire de la circulation internationales des idées consiste en effet à ne retenir des travaux universitaires que quelques concepts ou idées abstraites, « souvent déconnectés du matériau empirique qui leur donne sens » (Neveu 2008 : 320). La réception des travaux de Pierre Bourdieu en langue anglaise, portée par quelques traducteurs comme Richard Nice, s’est ainsi surtout déployée à travers certains concepts comme celui de capital (Sapiro 2013a : 55 ; Lamont 2013 : 65). Or, si les illustrations empiriques, qui portent par exemple sur l’alimentation et le langage, ne jouent qu’un rôle secondaire dans Le Savant et le Populaire, l’ouvrage invite avant tout à « casser le monolithe que représente le concept de culture dominée » (140), mettant précisément en garde contre les « concepts-bulldozers » (49) et les excès de la théorie (83) qui risque toujours de se geler en « doctrine » (12). Cette non-circulation éclaire aussi en retour l’importation des textes de Pierre Bourdieu dans le monde anglo-américain : ils y ont été diffusés sans être accompagnés de plusieurs de leurs critiques internes majeures. Conçue à l’extérieur du contexte français, la critique qu’a apportée Richard Peterson à la théorie de la légitimité culturelle avec le concept d’omnivorité y a fait en revanche florès (Lamont 2013).
Le Savant et le Populaire s’inscrit en outre de façon oblique dans le débat scientifique international. L’ouvrage porte la marque des débats qui ont agité les sciences sociales françaises des années 1970 : l’histoire des cultures populaires, d’une part, à partir de l’ouvrage que Robert Mandrou (1964) lui consacre pour les xviie et xviiie siècles, le renouvellement théorique et institutionnel de l’après-Mai 1968 d’autre part. Dans les années 1970, le débat entre historien·ne·s autour de la façon d’explorer les cultures populaires est particulièrement vif (Kalifa 2005), et se prolonge dans une discussion internationale (Boutier 2008) à la fin de cette décennie (Ginzburg 1976 ; Burke 1978 ; Schilling 1981). Or Le Savant et le Populaire dialogue peu avec ces travaux, qui débouchent au tournant des années 1990 sur la new cultural history. Parallèlement, une autre rencontre entre sociologie, littérature et histoire se joue à Birmingham, dans un contexte britannique de renouvellement intellectuel et institutionnel qui n’est pas sans faire écho aux expériences interdisciplinaires de l’Université de Vincennes, comme le souligne Derek Robbins dans ce dossier. De l’émergence des Cultural Studies dès les années 1960, Le Savant et le Populaire ne retient cependant que l’œuvre, certes majeure, de Richard Hoggart (Ducournau 2017). Ainsi ce dialogue de l’ouvrage avec l’histoire d’un côté, les études culturelles de l’autre, reste donc sélectif, au risque de cantonner sa portée à une discipline, voire à « un cercle intellectuel » (Boutier 2008) en son sein.
L’ouvrage a enfin mis longtemps à trouver un débouché éditorial en France même. Élaboré trois ans après La Distinction pour ne se voir publié que dix ans après sous forme de livre, nourri (comme ce dernier ouvrage) par des références théoriques et des recherches renvoyant aux années 1960 et 1970, Le Savant et le Populaire donne peu de prises à une réappropriation dans le contexte scientifique anglo-américain des années 1990. La place y est notamment prise, précisément, par les prolongements des Cultural Studies, qui interrogent des dominations plurielles, de sexe et de race par exemple, et font une large place à la notion de résistance (Hall & Jefferson 1976 ; Scott 2008) – alors que Grignon et Passeron, par méfiance vis-à-vis du populisme, insistent davantage sur les moments d’oubli ou de suspension de la domination (Pasquier 2005). Les Cultural Studies ont aussi été nourries par une discussion critique avec le marxisme, discussion renouvelée par la référence croissante au concept gramscien d’hégémonie. Ce raffinement conceptuel n’y a cependant pas de réel équivalent sur les plans méthodologique et épistémologique (Neveu 2008 : 322, 327-329), qui demeurent précisément deux dimensions cruciales du Savant et le Populaire.
Comme le révèlent les contributions à ce dossier, il existe différentes manières d’interpréter ce texte polyphonique. Gérard Mauger lit le livre avec Bourdieu, lorsque Dominique Pasquier le lit plutôt contre Bourdieu. À l’inverse d’Emmanuel Pedler, Philippe Gaboriau élève le livre au rang de titre phare de sa bibliothèque idéale. Ce dernier décèle dans le texte des affinités avec les approches de Paul Veyne et de Michel Foucault, alors que Déborah Cohen, qui voit a posteriori dans la notion d’ambivalence le vrai résultat du livre, l’a plutôt lu « contre » Foucault. Si cette hétérogénéité est un résultat courant des enquêtes empiriques de réception, elle peut s’expliquer ici par la liberté que nous avions donnée aux chercheur·e·s sollicité·e·s. Plus généralement, il semble que la réception de l’ouvrage n’ait jamais vraiment stabilisé de vulgate, au-delà de l’injonction à se prémunir du double écueil de l’ethnocentrisme de classe représenté par le misérabilisme et le populisme. Ce résultat peut aussi témoigner de la richesse scientifique de ce texte généreux, comme le formule Christine Détrez, en même temps que de certains de ses points aveugles. Il peut être lu comme un discours homogène ou comme un débat à plusieurs voix dont les protagonistes ne s’accordent pas entre eux, et laissent certaines questions en suspens. Les références des deux sociologues ne sont pas les mêmes – si la lecture de Pascal (Grignon & Passeron 2015 : 31) et les notions psychanalytiques (120) sont présentes chez Passeron, Michel de Certeau (importé avec succès dans les Cultural Studies outre-Manche) se voit en revanche rejeté par Grignon pour l’« empoétisation » populiste dont il se rendrait coupable (164). Leur rapport à l’interdisciplinarité est également distinct. Cette dernière est rejetée par Grignon en vertu de l’affirmation de la sociologie comme science dotée de ses règles propres (Grignon & Passeron 2015 : 67), ce qui nourrit le rejet de l’écriture littéraire, au prix d’une vision restreinte de cette dernière, principalement assimilée à l’illusion romanesque de la réalité. L’interdisciplinarité se voit davantage défendue par Passeron, qui fait l’éloge de l’indiscipline d’Hoggart (65) et défend ensuite la commune condition épistémologique de l’histoire et de la sociologie (1991 : 8).
À la lumière de cet héritage pluriel, l’ouvrage garde une actualité forte, en particulier par son exigence de mise à l’épreuve empirique et de description fine des tâches concrètes que cette mise à l’épreuve implique, lorsqu’il est question d’articuler rapports de force et rapports de sens.