Issu d’un séminaire donné à l’EHESS en 1982, publié sous différentes versions et pour la première fois sous la forme d’un livre en 1989 (Grignon & Passeron 1983 ; 1985 ; 2015), Le Savant et le Populaire n’a rien perdu de son actualité. Les questions de sociologie dont nous traitons, Jean-Claude Passeron et moi, sont devenues des « questions sociétales », rebattues dans les médias ; le terme de « populisme » est de plus en plus populaire. Les relations entre dominants et dominés, entre les « élites » et le Peuple, « vrais gens » ou « citoyens lambda », sont de plus en plus l’objet de débats d’opinion. Il en va de même en ce qui concerne « l’accueil » des immigrés porteurs de cultures étrangères : faut-il les assimiler culturellement pour les intégrer socialement, ou conserver leur identité (i.e. leur altérité) culturelle au risque de les isoler et de les exclure ?
Cette actualité médiatique nous concerne, mais ce n’est pas celle qui nous intéresse ; c’est en sociologie et en littérature, et non en politique que nous traitons du populisme. Elle peut ajouter aux obstacles que rencontre et aux risques que court le sociologue qui se hasarde à étudier les classes et les cultures populaires et dominées. Les enjeux politiques dont cette étude est l’objet risquent en effet de réveiller l’intellectuel « qui comme on sait sommeille en tout sociologue » (Grignon & Passeron 2015 : 117) et de fausser nos interprétations, voire nos constats, en les soumettant à des parti pris et à des préjugés idéologiques. Pour nous autres sociologues, l’actualité du Savant et le Populaire tient à ce que les questions de sociologie dont il traite n’ont pas cessé de se poser. Sur des questions éminemment sociales, nous nous sommes efforcés de prendre le point de vue le plus sociologique possible, en inventoriant et en formulant les questions qu’elles posent à la sociologie. Le Savant et le Populaire est un exercice d’épistémologie, une application de la vigilance bachelardienne aux instruments et aux opérations, empiriques et mentales, que la sociologie des cultures populaires met en œuvre. Les réflexions théoriques que nous poursuivons, les concepts que nous élaborons sont issus de l’inventaire critique de l’outillage dont nous disposons ; on s’est efforcé de mettre au jour ses présupposés et ses orientations implicites, ce qu’il permet et ce qu’il empêche de voir et de savoir, ses limites, ses pièges et ses dérives.
« Société » et « culture » : ces concepts, qui sont au fondement et au centre de nos analyses, sont de ces mots usuels, à la fois savants et ordinaires, qui disent « quelque chose à tout le monde » parce que nul ne sait au juste ce qu’ils veulent dire. Disons pour commencer que la société est ce qui intéresse le sociologue, et que la culture est ce qui intéresse l’ethnologue ; en l’espèce c’est bien le point de vue qui fait l’objet. Dans Le Savant et le Populaire, nous avons décidé de « circonscrire la question aux formes de domination qui s’exercent au sein d’une même société » (18), en l’occurrence la société française contemporaine. C’était choisir en sociologues. Les sociologies sont en effet le plus souvent nationales ; le sociologue étudie, dans la langue qu’on y parle, la société dont il fait partie, à laquelle il « appartient », dans son ensemble ou dans un de ses sous-ensembles, régional ou local. Le sociologue se trouve ainsi confronté aux obstacles et aux limites que les particularités de son objet opposent à la généralisation et à la théorisation ; mais c’est aussi bien le cas de l’ethnologue ou de l’historien. Il est seul en revanche à bénéficier des avantages et à pâtir des handicaps liés à la proximité : connaissance intime, familiarité avec une culture dont il est l’indigène, et le plus souvent le natif d’une part ; de l’autre risque d’ethnocentrisme, de préjugés liés à sa position sociale, et d’incapacité à mettre en question le cela-va-de-soi caractéristique de la société qu’il étudie et de sa culture.
Fortement hiérarchisée et fortement intégrée, tant socialement que culturellement (instruction obligatoire, généralisation du français comme langue commune) cette société particulière présentait des caractéristiques contradictoires qui la rendaient et continuent de la rendre particulièrement intéressante. Mais la composition sociale des classes populaires a changé et la relecture du Savant et le Populaire invite à prendre en compte ces changements. Les propriétés des cultures dominées, la relation qu’elles entretiennent avec les cultures dominantes dépendent en effet des propriétés des groupes qui en sont le support. Depuis les années 1980 les effectifs des classes populaires traditionnelles ont décru ; c’est le cas, très fortement, des paysans, et, à un degré beaucoup moindre, des ouvriers (qui constituent encore en 2015 plus d’un cinquième de la population active) ; c’est aussi celui des ouvriers issus de la paysannerie. Dans le même temps le nombre d’immigrés, porteurs plus ou moins acculturés de cultures étrangères, différentes par ces deux éléments essentiels que sont la langue et la religion, a augmenté. Dans quelle mesure peut-on considérer ces « cultures lointaines », dès lors qu’elles sont devenues proches et font partie de cette société, comme des « cultures autres » au même titre que les cultures d’avant la colonisation ? Peut-on leur appliquer sans problème et sans risques le relativisme culturel ethnographique ? À la fois autonomes et dominées, ces cultures constituent un cas typique dont les concepts du Savant et le Populaire, comme autonomie et hétéronomie, devraient aider à démêler l’ambivalence.
Le relativisme culturel est un passage obligé, tant pour l’ethnologue des cultures populaires, qui doit prendre ses distances d’avec sa culture d’origine pour se rapprocher de celle qu’il étudie, que pour le sociologue lorsqu’il entend saisir ces cultures dans leur autonomie. Mais on risque de passer du relativisme culturel à un relativisme cognitif qui, sous sa forme extrême, repose sur un scepticisme radical pour lequel il est impossible de distinguer le vrai du faux parce que la vérité n’existe pas1. Le relativisme est dans l’air du temps ; il s’impose aux intellectual fashion victims, y compris aux sociologues par l’intermédiaire du sociologisme, qui entend aller toujours plus loin dans la réduction de tous les éléments de toutes les cultures à des constructions arbitraires, également dépourvues de nécessité et d’efficacité pratiques et techniques, qu’il suffit de déconstruire pour expliquer.
Comme « culture », comme « société », « domination » est un de ces concepts usuels et mal définis dont on est obligé de se servir parce qu’ils désignent couramment les questions et les faits qui nous occupent. On s’est efforcé d’en préciser le sens non en cherchant des mots susceptibles d’exprimer leur nature, mais en repérant les choses et les faits, les « mécanismes » auxquels ils correspondent et qu’ils désignent2. « La sociologie de la culture a d’abord pour tâche de casser le monolithe que représente le concept de culture dominée » (Grignon & Passeron 2015 : 140). Tâche inégalement ardue ; la notion d’alternance permet de distinguer entre les circonstances, les terrains, les interactions, etc. et invite à se donner les moyens empiriques de le faire. À l’inverse le terme opposé d’ambivalence lâche la bride à l’interprétation, en suggérant que les cultures populaires les plus autonomes sont encore, à quelque degré, des cultures dominées, qu’il y a toujours du Même dans l’Autre (et réciproquement). « L’espièglerie du démon interprétatif » (147) est sans limites : les descriptions les plus factuelles, les constats les plus réalistes et les plus objectifs sont matière à interprétation. On les interprète dès lors qu’on les intègre dans l’analyse, qu’on cherche à les expliquer, qu’on les commente, qu’on les présente ; la sociologie des cultures risque ainsi de basculer du côté des « théories du soupçon », des idéologies et des pseudo-sciences.
La définition des concepts renvoie à la question des relations entre les langages populaires et la langue dans laquelle le sociologue les transcrit. Comment faire parler les indigènes ? Pour rendre leur discours intelligible, il faut le traduire ; mais on ne peut le traduire sans l’altérer, sans lui faire perdre son sens originel. George Sand a clairement formulé cette aporie (291, note 5). Le sociologue pense et s’exprime spontanément, naturellement, dans cette variante dominante du langage naturel qu’est la langue lettrée, qui est la langue de sa culture, sa langue maternelle, celle dans laquelle il a été formé, la langue de son milieu professionnel et la langue du public cultivé auquel ses écrits sont destinés. Alors que les discours populaires, vernaculaires et « parlures », sont le plus souvent oraux, la sociologie s’écrit. Le sociologue ne peut se passer des ressources de « cette langue doublement écrite qu’est la langue littéraire » (291), en particulier de son pouvoir d’évocation qui l’aide à dégager ses concepts de l’observation et qui, en faisant parler ces concepts à l’imagination, permet de se figurer ce qu’ils représentent, et donc de commencer à savoir ce qu’ils désignent ; témoin ces récits à la fois suggestifs et significatifs qui donnent à penser en donnant à voir, qu’on trouve chez Richard Hoggart, chez Marcel Maget ou chez Marcel Granet (Grignon 2001). Mais ce pouvoir d’évocation favorise les dérives interprétatives, en particulier celles qui sont liées à l’association libre des mots, des images et des idées. Il faut donc le contrôler en s’efforçant de combiner les principes et les exigences opposés de l’écriture littéraire et de l’écriture scientifique. Alors que la connotation est au principe de la capacité évocatrice de la langue littéraire, la langue scientifique repose sur la dénotation. Le sens d’un terme scientifique dépend de sa capacité déictique ; on sait ce qu’un mot scientifique signifie quand on sait précisément, sans ambiguïté, ce qu’il désigne (Servien 1935). On ne s’autorisera donc à jouer sur les connotations que pour les mots dont on sait ce qu’ils dénotent. On sera particulièrement vigilant à l’égard des connotations que les mots savants suscitent à toutes les étapes et chez tous les acteurs de la recherche, chez l’enquêteur et chez les enquêtés, chez le sociologue qui rédige et chez le lecteur dont il anticipe les attentes et les réactions.
Dès lors qu’on utilise les ressources et les procédés de l’écriture littéraire, on risque de céder à l’influence et à l’attraction de la littérature. Difficile, pour le sociologue qui écrit, de ne pas se sentir et de ne pas se vouloir écrivain ; de même que l’intellectuel, l’écrivain sommeille dans le sociologue. Faute de renoncer à peindre, le sociologue, comme l’historien, risque de renoncer à expliquer, de confondre, comme dit Taine, l’art et l’analyse, la réalité et la fiction, de sacrifier l’exactitude à l’illusion de la vérité (1858). Lorsque les caractères qui les définissent ont été déterminés pour leur pouvoir évocateur, les types que la sociologie s’efforce de constituer se rapprochent des types littéraires et deviennent des portraits. La sociologie risque alors de reprendre à son compte les représentations littéraires de l’ouvrier, du paysan ou de l’immigré, tant folkloristes et populistes que misérabilistes. « Le narcissisme d’auteur offre un bastion inexpugnable à l’ethnocentrisme de classe » (Grignon & Passeron 2015 : 313).
Les problèmes de traduction et d’écriture invitent à poursuivre l’exercice épistémologique du Savant et le Populaire3. Les langues que les sciences emploient, dans lesquels elles pensent et s’expriment, sont un critère déterminant de leur différenciation et de leur classement, sinon de leur hiérarchie. Chaque science, chaque spécialité se distingue par les mots qui lui sont propres. Sous ce rapport, les langages scientifiques s’apparentent aux dialectes, argots de métiers, langues régionales, patois locaux, etc. Si particuliers, si savants qu’ils soient, si incompréhensibles pour le profane, ce sont des variantes, des versions du langage naturel. Leur traduction en langage ordinaire, à des fins de vulgarisation ou d’enseignement, pose les mêmes problèmes que la traduction d’un discours ou d’un texte en langue « étrangère ». Mais les différences entre les langues scientifiques ne se réduisent pas à ces différences de lexique. La principale opposition, fondamentale, est entre les sciences qui pensent en mathématiques, et les sciences qui pensent en langage naturel : d’un côté les sciences de la matière, qui expliquent en formulant des lois universelles qui permettent de prévoir, de l’autre les sciences de l’homme, qui expliquent en trouvant les causes, en reconstituant les enchaînements causals qui se déroulent dans un temps irréversible (entre les deux, les sciences du vivant, partagées entre physique et histoire - la biologie moléculaire versus la biologie des organismes ou de l’évolution).
Sous ce rapport la sociologie appartient à la même famille, à la même sous-espèce de sciences que l’ethnologie et l’histoire, celle des sciences de l’homme collectif. Mais, sous peine d’oublier que les cultures populaires sont aussi des cultures dominées, le sociologue qui se fait ethnologue doit rester sociologue. Il lui faut pour cela combiner les méthodes quantitatives et les méthodes qualitatives : recourir au recueil et au traitement statistique des données pour établir à défaut de lois des régularités (le sociologue use alors des mathématiques, mais comme outil et non comme langue) ; expliquer ces régularités en reconstituant (par l’interview, l’observation, les études de cas) les processus au terme desquels se réalisent (ou non) les relations de cause (variables trieuses) à effet (variables triées) que suggèrent les relations statistiques. En reconstituant des histoires singulières, le sociologue se donne les moyens de savoir comment les déterminismes sociaux agissent, mais aussi pourquoi il leur arrive de ne pas agir, comment des individus d’exception ont pu échapper au destin social qui leur était réservé. C’est le cas de Richard Hoggart ; l’histoire de sa vie permet de savoir pourquoi les mécanismes de la reproduction n’ont pas fonctionné, et, du même coup, de mieux savoir comment ils fonctionnent (Hoggart 2013). Mais pour le sociologue, les individus d’exception ne sont pas uniques ; en comparant leurs histoires respectives, il peut les regrouper en fonction de traits communs spécifiques, constituer des familles de cas, et revenir ainsi de l’individuel au collectif.