Le Savant et le Populaire eut sans doute plus d’impact pour les sociologues de la culture du laboratoire dont je faisais partie – le Centre d’enquêtes et de recherches sur la culture, la communication, les modes de vie et la socialisation (CERCOM), qu’avait fondé Passeron et qui deviendra le laboratoire Sociologie, histoire, anthropologie des dynamiques culturelles (SHADyC) en 1993 – que Le Raisonnement sociologique, paru trois années plus tard (Passeron 2006/1991). Pour l’essentiel Le Savant et le Populaire donnait un signal clair en formalisant une critique nette des lectures bourdieusiennes, très systémiques, de la « théorie de la légitimité » tout en poursuivant un débat épistémologique serré. Pour les plus jeunes générations du cercle passeronien d’alors, l’interrogation principale était de savoir si le réformisme de Passeron allait assez loin. La réponse, comme la question du reste, était moins clairement formulée dans mon esprit qu’elle ne l’est aujourd’hui. Mais elle était déjà à l'œuvre, tout en portant la marque, en ce qui me concerne, de la lecture rapprochée des ouvrages de Weber et du démarrage, dès le début des années 1990, de l’entreprise de traduction et d’annotation de sa Sociologie de la musique (Weber 1998 [1921]), laquelle devait conduire à son édition chez Métaillé, une dizaine d’années après.
Ce retour à Weber, avec les deux impératifs épistémologiques de sa démarche – refus des systèmes, et description compréhensive du monde social – conduisait inévitablement à pousser la critique passeronienne beaucoup plus loin que ne le faisait Le Savant et le Populaire. Pour ouvrir l’analyse aux confrontations interculturelles et non plus exclusivement aux rapports lourds de domination, il suffisait donc, par construction, de poser l'importance de traiter des relations entre « cultures savantes et populaires » en ajoutant un pluriel décisif – le titre des 151 pages du chapitre central de l’ouvrage use d’un singulier, soulignons-le – et en constatant que les deux configurations n’étaient pas aussi distantes que les auteurs du Savant et le Populaire ne le prétendaient, mais placées dans une proximité ou une intersection partielle.
Les expériences de terrain faites à cette époque ont projeté rétrospectivement sur ces cadrages up-down une critique latente qui allait progressivement faire apparaître la « théorie de la légitimité » revue et corrigée de Passeron comme un réformisme qui faisait la moitié du chemin. La construction idéelle, très abstraite, très « a-priorique », de cette théorie saisissait de manière encore assez doctrinaire le monde bariolé des êtres et des choses, qui vont pourtant, dans la durée, selon leurs propres chemins (je pense à la formule wébérienne des enchaînements de circonstances).
La publication du séminaire, paru d’abord sous la forme d’un volume broché, a sollicité et fait réagir plusieurs chercheurs appartenant au Centre de recherche en sociologie de l’art et de la culture (CRESAC) et au CERCOM, laboratoires qu’avait fondés Passeron quelques années plus tôt. Comme je le notais plus haut, davantage que le Raisonnement sociologique, paru peu après, ce livre était de nature à susciter une réaction – allant de l’adhésion à l’adhésion critique – dans la mesure où il inscrivait une réflexion épistémologique au cœur même de débats concernant la sociologie de la culture, mais en se consacrant pour l’essentiel à cette dernière. À titre personnel, que ce soit à l’occasion de séminaires donnés à la Vieille Charité (le site marseillais de l'École des hautes études en sciences sociales) ou de lectures de l’ouvrage pour l’écriture d’articles, ce fut la deuxième option qui, graduellement, a donné forme à deux lectures critiques du texte. La première a été élaborée à partir de la montée en puissance de la dimension anthropologique dans mes cadrages théoriques qui, jusque-là, se concentraient exclusivement sur la sociologie de la culture. À partir d’une démarche descriptive de plus en plus ancrée et située, l’anthropologie culturelle allait prendre dans mes travaux la place centrale qu’elle occupe aujourd’hui dans L’Esprit des lieux (Pedler 2016). Par l’exploration des rationalisations techniques au principe de ce que l’on a appelé plus tard la numérimorphose, une seconde lecture critique a pris graduellement forme. La publication en 1985 de l’ouvrage L’Œil à la page par Passeron (1985) et la même équipe de recherche a, dans ce domaine, suscité pour ce qui me concerne la réalisation d’une enquête à laquelle je me suis attelé avec Olivier Zerbib quelques années plus tard. Celle-ci a abouti à la publication de l’ouvrage Les Nouvelles Technologies à l’épreuve des bibliothèques (Pedler & Zerbib 2001), qui portait en germe une série d’interrogations, de perplexités, de questions sans réponse, mais également d’insatisfactions face à ce que j’appelais alors la théorie réformiste de la légitimité de Passeron. Il faut ajouter que la nature même des objets symboliques qui allaient subir, de la fin des années 1990 à aujourd’hui, une mutation et un déploiement social, culturel et technologique dont la forme n’était pas alors prévisible, mettait à rude épreuve les cadres théoriques du livre qui nous occupe. Parallèlement, les ambiguïtés et les faiblesses de la notion d’art moyen – l’ouvrage piloté par Pierre Bourdieu ne porte pas la signature passeronienne, il importe de le souligner ici – faisait craquer de toutes parts le constructivisme qui avait présidé à l’élaboration de la « théorie de la légitimité » en sa version bourdieusienne. Si l’on entend par constructivisme une démarche selon laquelle notre vision de la réalité est, non le reflet de la réalité elle-même, mais le produit de l’esprit humain en interaction avec cette réalité, force est d’admettre que le réglage épistémologique le plus délicat concerne le degré de cette interaction. Ainsi la proposition culturaliste et germinative du Savant et le Populaire – « dans quelque condition sociale qu’elle fonctionne, une culture tend toujours à s’organiser comme système symbolique » (Grignon & Passeron 1989 : 18) – maintient le curseur constructiviste à un degré élevé, tout en récusant la tripartition arts savants/art moyen/art populaire qui ne ferait qu’obscurcir la description des pratiques situées et la compréhension des relations entre cultures savantes et cultures hétéronomes.
La confrontation répétée à des terrains d’enquête a fait progressivement apparaître à mes yeux les faiblesses d’une démarche que je qualifie aujourd’hui de « sociologiste » et de « discontinuiste » dans L’Esprit des lieux (Pedler 2016 : 37-48). C’est donc une critique méthodologique frontale qui s’exprime alors, pour aller en s’affirmant dans les décennies qui suivront, à l’égard d’analyses sociologiques utilisant les notions d’indicateurs et de corrélations. Il faut ajouter que dans Le Savant et le Populaire les développements empiriques semblent se déployer exclusivement sous la forme qualitative de témoignages, entretiens ou extraits littéraires. Ils s’inscrivent pourtant dans ce périmètre méthodologique quantitatif qui était, du reste, l’horizon principal sur lequel travaillait alors Passeron. La réalisation du Temps donné aux tableaux (Passeron & Pedler 1991) en porte directement témoignage.
En adoptant le point de vue de l’anthropologie culturelle, il devenait urgent d’explorer préalablement l’épaisseur de cas et de configurations observées en situation. Cet impératif entrait dès lors en contradiction avec les cadres de la théorie de la légitimité, même en sa version amendée – des cadres trop catégoriques qui présupposaient l’existence d’entités distinctes comme les milieux, les classes ou les registres d’action. Telles étaient du reste les catégories principales utilisées dans les enquêtes d’alors, déployées dans le laboratoire, à travers des variables d’état – allant des Pcs à divers indicateurs de milieux – censées identifier synthétiquement l’ethos des groupes d’enquêtés, toujours pensés comme faisant partie de collectifs. Ainsi la catégorisation des registres de pratiques – je pense en particulier à l’opposition entre le fonctionnel et l’esthétique, réaffirmée dans Le Savant et le Populaire – est alors maintenue par les auteurs qui, dans le même mouvement, prolongent une critique en direction du systémisme bourdieusien à propos de ce que les auteurs appellent le « coup de la nécessité » et la rhétorique du goût.
Cette position d’entre-deux ne résiste pourtant pas à l’épreuve empirique puisque les « cas » cités à l’appui de ce type d’analyse (Grignon & Passeron 1989 : 109-110) sont présentés à partir d’une description décharnée, brève et totalement décontextualisée, selon un mode opératoire pour lequel l’ethnographie n’est qu’illustrative et n’est mobilisée que pour donner l’illusion de replonger dans la réalité des interactions ordinaires, sans se donner les moyens de décrire comment, en situation, diverses dimensions des pratiques sont articulées les unes aux autres.
Mais c’est avant tout à partir du paradoxe de l’indicateur géographique résiduel que les limites des outils méthodologiques objectivistes (indicateurs, corrélations) sont apparues les plus criantes. On peut résumer ce paradoxe de la manière suivante : la liste complète des indicateurs d’une enquête est affectée d’une dissymétrie troublante. Si l’on peut penser ces indicateurs dans le cadre des algorithmes des régressions – toute dimension apportant une contribution, cumulative –, une semblable intégration de la dimension localisée du phénomène étudié relève d’une fiction qui refuse de mesurer la singularité de cette « variable ». Celle-ci recèle en effet des propriétés qui débordent les autres dimensions et ne constitue en aucun cas une variable comme les autres. C’est ainsi que les propriétés des comportements liés à l’origine géographique des enquêtés n’arrivent pas à être explicitées par l’ensemble des autres variables de l’enquête – qui, pourtant, prétendent épuiser les différentes composantes de l’ethos des enquêtés. Ce fut le cas, par exemple, des recherches portant sur les pratiques des festivaliers du Festival international de théâtre d’Avignon (Pedler & Bourbonnaud 2002a et 2002b) ou sur les pratiques de lecture pour les différents sites de l’enquête à l’origine de l’ouvrage Les Nouvelles Technologies à l’épreuve des bibliothèques. On peut déduire de ce paradoxe que la singularité des pratiques sociales et culturelles, dès lors qu’elle ne peut exister qu’implémentée dans un contexte social et historique précis, déborde largement ce qu’une sociologie objectiviste peut en dire.