La publication de La Reproduction en 1970 est l’aboutissement de plus de cinq ans d’approfondissement d’une recherche entreprise au sein du Centre de sociologie européenne, au début des années 1960, par une équipe de chercheur·e·s dirigée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, et qui avait déjà abouti à la publication des Héritiers en 1964. Séparément ou ensemble, Bourdieu et Passeron ont écrit des articles qui anticipaient les événements de Mai 1968. Les contestations étudiantes vis-à-vis des conditions universitaires, associées à un mouvement syndical plus vaste, avaient alors débouché sur le départ de de Gaulle du pouvoir. Ces chercheurs avançaient que l’enseignement des sciences sociales et de la philosophie dans les universités françaises présupposait une familiarité avec les valeurs culturelles traditionnelles et dominantes, ce qui favorisait la réussite des étudiant·e·s qui possédaient déjà à leur entrée dans les études supérieures le capital culturel nécessaire. Cette imposition arbitraire d’une seule culture occultait l’existence de cultures populaires valables, et pérennisait l’échec des étudiant·e·s qui n’étaient familier·e·s que de cultures différentes. C’est en association avec Jean-Claude Chamboredon que Bourdieu et Passeron publient, en 1968, Le Métier de sociologue, ouvrage pensé comme un manuel destiné à aider de jeunes chercheur·e·s à surmonter leur désavantage culturel, en élaborant et en menant des projets de recherche qui s’appuieraient sur leurs expériences passées plutôt que sur des procédures canoniques prédéfinies. Autrement dit, il s’agissait d’éliminer une ségrégation tacite entre la recherche en sciences sociales et l’expérience populaire.
En 1966, Passeron se rendit à l’Université de Nantes, où il fonda le département de sociologie. Après les événements de Mai 1968, la rupture fut consommée entre Aron et Bourdieu, rupture sur laquelle Aron est revenu avec acrimonie dans ses Mémoires (Aron 1983). Après l’élection d’Aron au Collège de France en 1970, Bourdieu prit la direction du Centre de sociologie européenne. Pendant ce temps, Passeron avait quitté Nantes pour devenir l’un des premiers membres de l’équipe du centre universitaire expérimental établi à Vincennes par le décret gouvernemental du 7 décembre 1968. Ce centre était pensé comme une réponse directe aux problèmes du système universitaire révélés par les événements de Mai. La loi d’orientation introduite à la suite de ces événements prévoyait que les universités deviendraient pluridisciplinaires, et associeraient autant que possible les disciplines artistiques et littéraires aux disciplines scientifiques et technologiques, tout en maintenant une orientation dominante de type vocationnel (Debeauvais 1976 : 15-18).
Il est important de rappeler ces circonstances, qui sont celles dans lesquelles Passeron a travaillé comme directeur du département de sociologie de 1968 à 1977. Se remémorant ce contexte, dont il était partie prenante, Jacques Rancière a écrit que « cette université, créée de toutes pièces pendant l’été 1968, était censée donner aux étudiants rebelles la nouveauté qu’ils espéraient » (Rancière 2011 : 213). Vincennes représentait, en d’autres termes, une initiative institutionnelle supposée combler le fossé qui séparait le populisme de la science. Et pour ce qui concerne le travail de Passeron, ce contexte impliquait le défi de tirer les conséquences pratiques des conclusions des Héritiers et de La Reproduction de façon à offrir un enseignement pluridisciplinaire à des étudiant·e·s issu·e·s de parcours non traditionnels, de façon à les préparer à travailler dans le monde moderne. Il n’est pas surprenant que deux de ses sujets de prédilection deviennent ensuite d’une part, la nature des relations entre cultures populaire et savante, et d’autre part, la nature des distinctions disciplinaires dans un contexte d’action pluridisciplinaire.
Passeron écrivit relativement peu durant les années 1970, mais sa présentation de la traduction du livre The Uses of Literacy de Richard Hoggart, intitulée La Culture du pauvre (Hoggart 1970a), témoignait déjà de son intérêt pour un mode d’analyse scientifique des cultures populaires dénué de condescendance. D’origine ouvrière, Hoggart était un étudiant en littérature anglaise dépourvu de formation sociologique. Son livre était une tentative « de description des relations et des attitudes caractéristiques de la classe ouvrière » (Hoggart 1957 : 10), reposant « dans une large mesure sur l’expérience personnelle » (ibid.). Il n’avait pas « la prétention d’avoir les caractéristiques scientifiques d’une enquête sociologique » (ibid.). Toutefois, Hoggart reconnaissait qu’il y avait un danger à généraliser depuis une expérience limitée. Par conséquent, il précisait dans sa préface qu’il avait inclus « certains résultats auxquels aboutissent les sociologues là où ils semblaient nécessaires » et qu’il avait également « mentionné à une ou deux occasions l’opinion différente d’autres personnes ayant connu des expériences similaires aux miennes » (ibid.). Hoggart acceptait donc une distinction conceptuelle entre le récit d’expérience et la distanciation scientifique. En revanche, la traduction française introduit une nuance qui ne se trouve pas dans l’original lorsqu’elle traduit la fin de cette phrase de la façon suivante : « j’ai aussi cité quelques opinions d’écrivains ou de sociologues d’origine populaire dont les conclusions contredisent parfois les miennes » (Hoggart 1970a : 29). La traduction introduit la possibilité que la recherche sociologique elle-même puisse être relative, ce qui n’était pas (directement) envisagé par Hoggart.
Un même caractère expérimental rapproche le centre universitaire de Vincennes (qui devint formellement l’Université Paris 8 en janvier 1971) et les trente nouvelles écoles polytechniques mises en place par le gouvernement travailliste du Royaume-Uni au début des années 1970. Alors que, pour le gouvernement français, l’expérience pourrait se voir déployée dans l’ensemble du système universitaire, le gouvernement britannique réagissait pour sa part aux demandes des étudiant·e·s défavorisé·e·s et aux besoins des employeurs en mettant en place de nouvelles institutions qui fonctionneraient parallèlement aux universités traditionnelles, et en opposition à ces dernières. Implicitement, ces nouvelles institutions pouvaient être des « universités populaires » (voir Robinson 1968) mais ne devaient pas empiéter sur l’éducation universitaire « véritable », qui se poursuivait ailleurs. Il n’y avait aucun engagement explicite en faveur de la pluridisciplinarité. Y prévalait plutôt la transmission d’un savoir « appliqué », qui reposait sur le caractère vocationnel de ces institutions de seconde zone, sans qu’elles viennent altérer les structures de savoir traditionnelles. C’est dans ce contexte que certains diplômes en « études culturelles » furent validés dans les années 1980. Ils voyaient généralement le jour dans les départements de sociologie, mais ils offraient un cadre dans lequel sociologues, historien·e·s et critiques littéraires pouvaient collaborer. Des enseignant·e·s d’histoire et de littérature y adoptaient une orientation conceptuelle commune qui s’adossait à une sociologie de la culture implicite. Ils attirèrent des équipes enseignantes et des étudiant·e·s parce qu’ils manifestaient de l’intérêt pour la culture ouvrière et l’histoire populaire ou orale, dans des institutions qui aspiraient encore à être des universités « populaires ».
Ces Cultural Studies se développèrent dans les années 1980. Leur caractère sociologique sous-jacent donna aux enseignements leur cohérence sans qu’il semble nécessaire de revenir sur les épistémologies propres aux analyses historiques ou littéraires, ou aux relations entre la recherche sociologique et les pratiques culturelles qui étaient prises pour objet dans ces enquêtes. Jean-Claude Passeron quitta Vincennes en 1977 et, dans le même mouvement, abandonna l’investissement intense que supposait la mise en place d’innovations pédagogiques, telles qu’elles étaient préconisées dans le décret gouvernemental initial. Il semble juste de suggérer que Passeron prolongea, dans ses propres recherches et dans l’encadrement des recherches de ses étudiant·e·s, la pensée qu’il avait mise en œuvre auprès des étudiant·e·s de premier cycle de Vincennes. De 1977 à 1981, Passeron était en détachement auprès du Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Il y mit en place le GIDES, Groupe inter-universitaire de documentation et d’enquêtes sociologiques de recherche et, en 1982, devint directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS).
Pendant cette période, il prépara un doctorat d’État à l’Université de Nantes, doctorat qu’il publia en 1980 sous le titre Les Mots de la sociologie. La forme de cette thèse est significative : une série d’essais issus de séminaires de recherche préparés pour des étudiant·e·s en formation à la recherche. Passeron percevait ce texte comme un aboutissement du projet inachevé dont Le Métier de sociologue ne devait être que le premier volume (Bourdieu, Chamboredon, Passeron 1968). L’intention de Passeron était de montrer que la recherche sociologique ne s’effectuait pas au sein de systèmes conceptuels préalables, mais constituait plutôt un type de discours particulier s’efforçant de rendre compte des phénomènes étudiés. Il affirmait que le langage sociologique trouve son sens en relation aux situations sociales concrètes qu’il cherche à analyser, tandis que le langage philosophique est auto-référentiel. C’était cette conviction qui allait marquer le développement de la pensée de Passeron, aussi bien en ce qui concerne les relations entre langage ordinaire et langage sociologique, qu’en ce qui concerne les fondements des distinctions entre disciplines universitaires.
Passeron acheva Les Mots de la sociologie peu après la publication de La Distinction par Pierre Bourdieu (1979). La Distinction était un livre qui irrita nombre d’anciens collaborateurs de Bourdieu. Claude Grignon, en particulier, affirma que Bourdieu méprisait la classe ouvrière ou la culture populaire en cherchant à l’analyser scientifiquement à l’aune des valeurs propres à la culture dominante. Il y avait aussi le sentiment que Bourdieu avait trahi, socialement, la culture dominée en acceptant une chaire de sociologie au Collège de France en 1981-1982. La position de Passeron était plutôt que Bourdieu s’était autorisé à développer un système conceptuel d’explication a priori – habitus, champ, capital culturel – qu’il appliquait à une diversité de situations sociales, au lieu de laisser chaque nouvelle situation susciter de nouveaux outils conceptuels.
Grignon et Passeron ont débattu de ces questions dans un échange qui prit la forme d’un séminaire de recherche organisé à Marseille en 1982. Cet échange fut tout d’abord publié en 1982 comme document de travail sous le titre Sociologie de la culture et sociologie des cultures populaires (Grignon & Passeron 1982). Il fut réédité sous le titre « À propos des cultures populaires » dans le premier numéro de la revue Enquête en 1985, et finalement publié par les éditions du Seuil/Gallimard en 1989 sous le titre Le Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature (Grignon & Passeron 1989). Ainsi, tout au long des années 1980, ce texte fut un point de référence, qui déclinait les conséquences de la conception passeronienne du « raisonnement sociologique » pour les recherches sur les cultures et la littérature populaires. Passeron déployait ses efforts pour conserver une dimension épistémologique dans l’enquête en sciences sociales, en cherchant à résister d’une part, à la tendance à isoler l’épistémologie de la pratique et, d’autre part, à réduire les sciences sociales au rôle de pourvoyeuses d’outils sans réflexivité.
L’interdisciplinarité a connu une évolution différente dans les arts et les sciences sociales britanniques depuis 1980. En 1992, le gouvernement conservateur abolit la distinction institutionnelle entre les universités et les écoles polytechniques. La fin de cette différentiation idéologique entre deux types d’institutions contraignit les écoles polytechniques, devenues « nouvelles universités » ou « universités 1992 », à une soumission culturelle vis-à-vis de l’ethos des université dominantes, dites du « groupe de Russell ». Les Cultural Studies disparurent en tant que mécanisme de légitimation des cultures populaires. À partir du début des années 1990, l’organisation des curricula dans l’enseignement supérieur au Royaume-Uni est en partie modelée par la façon dont la recherche est financée et évaluée à l’échelle nationale. Les agences de financement les plus importantes, aussi bien pour les équipes de recherche que pour les bourses de recherche destinées aux étudiants, sont le Conseil de la recherche économique et sociale (ESRC) et le Comité de la recherche dans les arts et les humanités (AHRB), renommé Conseil de la recherche dans les arts et les humanités (AHRC) en 1997. Bien que chacune de ces deux agences se donne pour objectif de favoriser des projets et des formations « interdisciplinaires », elles s’appuient sur des comités formés dans un cadre disciplinaire traditionnel, ce qui dote les Cultural Studies d’une existence ambivalente aux yeux des deux agences.
Cette brève histoire de quelques aspects de l’enseignement supérieur français et britannique éclaire le malaise socio-politique actuel dans ces deux pays face à la montée du populisme et à la perte de confiance vis-à-vis des experts scientifiques. Il serait possible de remédier à ces problèmes en prêtant une attention renouvelée à l’effort de réconciliation discuté dans Le Savant et le Populaire, dont la marginalisation a contribué à développer la situation actuelle.