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Regards sur

Penser les écrits comme des actions

Entretien avec Dinah Ribard et Nicolas Schapira. Autour du livre du Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (Grihl)(2016). Écriture et action. Paris, Éditions de l’EHESS
Writing as Action. An Interview with Dinah Ribard and Nicolas Schapira. Interview by Mathieu Hauchecorne and Cécile Rabot
Pensar los escritos como acciones. Entrevista con Dinah Ribard y Nicolas Schapira. A propósito del libro Escritura y acción (Editorial EHESS, 2016). Entrevista realizada por Mathieu Hauchecorne y Cécile Rabot
Mathieu Hauchecorne, Cécile Rabot, Dinah Ribard and Nicolas Schapira

Abstracts

In this interview, the authors of Écriture et action. xviie-xixe siècle, une enquête collective (Paris, Éditions de l’EHESS, 2016) discuss the goals, processes and stakes of their work. This book raises the question of action and its models, based on the principle that past actions are known to us only through writing—a historic fact that is not always taken into account in pragmatic approaches. Here the authors endeavour to define the act of writing by distinguishing it both from the intentions of the author and from its effects on readers. They also respond to different questions : on the sociology of authors of the writings studied in the book, on the discrepancy between the approach adopted in the book and the history of representations, and on the intellectual history. They also present several of the fieldwork sites through which this approach, which relies on rigorously considering writing as action, has been developed.

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Illustration 1. Première de couverture de l’ouvrage Écriture et action. xviie-xixe siècle, une enquête collective (Paris, Éditions de l’EHESS).

Illustration 1. Première de couverture de l’ouvrage Écriture et action. xviie-xixe siècle, une enquête collective (Paris, Éditions de l’EHESS).

[http://editions.ehess.fr/​ouvrages/​ouvrage/​ecriture-et-action/​]

  • 1 Grihl (2002). De la publication. Entre Renaissance et Lumières. Paris, Fayard.

Mathieu Hauchecorne & Cécile Rabot (M. H. & C. R.) : Vous indiquez en introduction d’Écriture et action que votre livre est issu d’une « enquête collective menée dans le cadre d’un séminaire de recherche » et il est signé du nom d’un collectif : le Grihl. Pourriez-vous, pour commencer, revenir sur le processus d’élaboration et d’écriture de l’ouvrage ? Comment vous est venue l’idée du séminaire à l’origine de ce livre ? Comment écrit-on un livre à vingt-huit ? Comment avez-vous conçu le caractère collectif de la signature ? Comment cet ouvrage se situe-t-il par rapport au précédent volume produit par le Grihl, De la publication entre Renaissance et Lumière1 ?

Dinah Ribard & Nicolas Schapira (D. R. & N. S.) : De la publication entre Renaissance et Lumières est un ouvrage collectif classique composé d’articles individuels signés par leur auteur, même si la mention « Grihl » qui figure sur la couverture s’est imposée pour nous, le livre étant issu d’une recherche collective menée dans le cadre du séminaire de notre équipe. C’est pourquoi, en outre, nous avions choisi d’intercaler, entre les contributions des auteur·e·s, des « récits de publication » d’époque, commentés et non signés. De la publication analyse des actes de mise en circulation, d’adresse, de préparation de la lecture, dont le support peut être l’ouvrage publié (manuscrit ou imprimé) ou des écrits qui entourent et préparent à les rendre publics. Le propos s’arrête sur ce moment de mise en jeu d’un livre auprès d’un public plus ou moins restreint ou large : nous examinons la fabrication du public – ainsi que de ceux qui s’adressent à lui, les auteur·e·s – par la publication.

À partir des résultats de cette première recherche, il nous a paru possible d’élaborer une réflexion plus générale et plus radicale sur les rapports entre écriture et action. Nous avons voulu aboutir à une proposition de sciences sociales, en discussion avec les pensées de l’action en sociologie et en philosophie. Les contributions ont été si nombreuses et si riches, pendant les six ans où notre séminaire s’est consacré à cette réflexion, que nous avons été contraint·e·s d’inventer une forme, autre chose qu’un simple recueil d’articles du Grihl. Au fil de nombreuses réunions, nous avons délimité sept terrains ou plutôt sept « objets bons à penser » (obaps) autour desquels venaient s’agréger les contributions des participant·e·s – les futurs chapitres du livre. Au cours de la phase suivante, les chapitres ont été écrits, puis relus, par les contributeurs·rices. Dans le même temps, une équipe de quatre personnes a pris en charge la rédaction de l’introduction, conçue comme un manifeste et retravaillée par l’ensemble de l’équipe. Nous sommes heureux d’avoir réussi à écrire à vingt-huit, et à faire décider par notre éditeur que la signature « Grihl » s’imposait. Cette signature est aussi une prise de position égalitaire, un acte de confiance dans l’intelligence collective et un refus qu’elle soit finalement masquée par un « dirigé par ».

On peut noter que, malgré tout, la couverture du livre ne porte pas visiblement de nom d’auteur, tant la forme livre est contraignante ; le collectif apparaît sur cette couverture dans le titre : Écriture et action. xviie-xixe siècle, une enquête collective (désormais E&A).

M. H. & C. R. : Vous déclarez, dès la première ligne de l’introduction, vouloir « considérer les textes du passé comme des actions parmi d’autres actions ». Pourriez-vous revenir sur ce que vous entendez par « action d’écriture » ? En quoi leur étude se démarque-t-elle aussi bien d’une histoire des représentations que d’une analyse des effets des textes ou des intentions qui les sous-tendraient ?

D. R. & N. S. : L’écrit attire irrésistiblement l’attention vers ce qu’il dit, faisant oublier au·à la chercheur·se ce qu’il ou elle a sous les yeux : des mots qui ont été mis à un moment sur le papier, puis conservés, transmis. Notre démarche consiste à restituer l’intensité de ce moment, de cette action et de celles qui l’ont suivie, et pour cela à s’arrêter sur elle, à considérer toutes les potentialités de recherche qui s’ouvrent dès lors qu’on observe cette action-là, à ne pas la faire disparaître dans ce qui l’aurait motivée (les intentions) ou dans son impact sur des lecteurs (les effets). Nous nous intéressons aux écrits parce que c’est le matériau de l’historien·ne, qu’il ou elle soit historien·ne de profession ou spécialiste d’études littéraires, les deux composantes du Grihl. C’est le matériau par lequel nous avons accès à toutes les actions qui n’étaient pas constituées d’écrits – et que notre enquête intègre par la prise en compte radicale de cette différence. Nous parlons ici en spécialistes d’un passé qui va jusqu’au xixe siècle, mais il faut noter que, pour le contemporain, le continent des témoignages est aussi le produit d’actions d’enregistrement.

Tout écrit est une représentation : il produit la présence de ce dont il parle. Mais précisément pour cette raison, il n’est pas la trace de représentations qui existeraient préalablement chez un individu, dans un groupe social, dans une société (une mentalité). Une addition de représentations écrites ne fait pas la preuve d’une représentation collective ; cette addition signifie que beaucoup de gens ont, pour différentes raisons possibles, écrit des discours concordants, ou qu’ils se répètent les uns les autres.

Écrire ses intentions est une action, courante chez les producteurs·rices d’écrits. Nous souhaitons éviter la réduction de l’action d’écrire à l’action d’écrire ses intentions (de réussir dans la littérature ou dans la politique, de modifier les opinions de ses lecteurs·rices, d’intervenir dans le monde, de n’écrire que pour le plaisir, etc.). Nous nous donnons ainsi le moyen de prendre en compte la spécificité de l’action de déclarer une intention par écrit (éventuellement a posteriori, éventuellement à titre de commentaire de l’action d’un autre). Nous nous donnons aussi par là le moyen de bien distinguer différentes actions d’écriture en singularisant l’écriture des intentions, et de ne pas mesurer l’efficacité d’un écrit par la réalisation des intentions exprimées.

L’effet est une autre manière courante d’appréhender pragmatiquement un écrit. Nous ne disons pas que les écrits n’ont pas eu d’effet, mais nous nous efforçons de prendre vraiment en compte un fait important : on ne peut pas connaître les effets d’un écrit du passé autrement que par d’autres écrits, qui sont eux-mêmes des actions indépendantes.

M. H. & C. R. : La théorie des actes de langage de John Langshaw Austin a engendré d’autres programmes de recherche en histoire intellectuelle qui partagent ce souci d’appréhender les textes comme des actions ou comme des pratiques. C’est en particulier le cas de l’historien Quentin Skinner dont le programme de recherche vise à rendre compte de la dimension illocutoire des textes en les réinscrivant dans les différents contextes qui leur donnent sens. Pourriez-vous préciser ce qui vous différencie de ce type d’approches ?

D. R. & N. S. : Les actions étudiées par l’histoire intellectuelle inspirée d’Austin ou de la mise en œuvre des suggestions d’Austin par Quentin Skinner engagent des textes entre eux : ces textes se répondent, se dénoncent, dialoguent, se construisent les uns par rapport aux autres, construisent ainsi la stature de leur auteur, et la tâche du chercheur ou de la chercheuse est de reconstituer des univers de discours en faisant réapparaître ceux qui ont été effacés par le temps, ou occultés. Nous nous intéressons à des actions écrites parmi d’autres actions, dans le monde social, dans l’histoire, et non dans les discours. Ces autres actions ne forment pas un contexte ; elles n’expliquent pas le texte. C’est l’ensemble des actions liées à l’action d’écriture, qui constitue le phénomène ou l’événement, qu’il s’agit pour nous d’analyser. Cette chaîne d’actions n’est jamais une donnée de départ de l’enquête. La délimitation de l’ensemble d’actions au sein desquelles une action d’écriture a eu lieu est le produit d’une démarche de contextualisation à partir d’un écrit.

En outre, il est important pour nous de considérer que l’action d’un écrit n’est pas nécessairement ce que cet écrit dit qu’il fait. Écrire « je souscris » en bas d’un formulaire doctrinal dont la signature a été imposée à tous les ecclésiastiques français à plusieurs moments de l’histoire religieuse moderne n’était pas nécessairement souscrire à ce que ce formulaire contenait. La question que nous soulevons n’est pas celle de la dissimulation, du mensonge, ou de l’équivoque. Factuellement, écrire « je souscris » n’était rien d’autre qu’écrire « je souscris », manifester son obéissance par écrit. Mais dans un certain nombre de cas, ce « je souscris » s’accompagnait de démarches qui contredisaient l’adhésion proclamée – extorquée. Tout ce que l’on peut faire lorsqu’on écrit son obéissance fait l’objet d’un des chapitres d’E&A, où nous travaillons le modèle de l’agency. De même, une lettre qui se présente comme le simple commentaire du document qu’elle contient peut être une tout autre action que ce commentaire. Dans notre démarche, l’action n’est jamais évidente ; elle n’est jamais une donnée d’emblée lisible, même dans le cas d’énoncés performatifs. Tout écrit a été une action, mais l’action qu’il a été n’est connaissable qu’au terme d’une contextualisation.

M. H. & C. R. : Tout écrit peut-il être considéré comme une action ? Ou certains types d’écrits se prêtent-ils plus que d’autres à l’approche proposée ? Les écrits ordinaires doivent-ils/peuvent-ils être considérés au même titre que les écrits de ceux et celles que vous nommez les « professionnel·le·s de l’écriture » ? Ne pourrait-on reprocher au modèle de tenir hors champ la masse de ceux qui n’ont pas les capacités d’agir par l’écrit, et finalement de ne permettre qu’une histoire des élites ou des formes d’écrits les plus sacralisées ?

D. R. & N. S. : Tout écrit a été une action, même si nous n’avons pas toujours les moyens de documenter cette action. Il s’agit moins là d’une limite de l’enquête que d’une question de méthode : la saisie de l’action implique que l’on puisse la contextualiser dans un ensemble d’autres actions (ou abstentions d’agir). Il faut avoir les moyens de voir dans une instruction écrite d’un chef militaire, par exemple, autre chose que l’instruction qu’elle dit être – par exemple, un geste politique – pour que l’approche soit productrice de connaissance. Il arrive qu’on ne sache pas grand-chose sur la rédaction d’un écrit, ni sur son auteur·rice, ni sur l’environnement qui lui donnait sens. Observer les différences entre deux éditions, ou entre un imprimé et un manuscrit, c’est-à-dire entre deux actions réalisées dans deux moments distincts, peut permettre cependant d’ouvrir des voies de contextualisation de cet écrit comme action.

Qui écrit, ou manipule un écrit, démontre qu’il sait agir avec l’écriture, qu’il accorde un prix à ce mode d’action. Il n’y a pas pour nous d’écrit ordinaire. Il est d’ailleurs plus difficile d’admettre que les écrits des écrivain·ne·s canonisé·e·s ont eux aussi été des actions que lorsqu’on a affaire à des écrits rares dus à des rédacteurs·rices auxquels la société de leur temps ne reconnaissait pas la capacité ou le droit à s’inscrire par l’écrit dans la culture légitime. La légitimité à écrire est une composante de l’action, une donnée à prendre en compte lorsqu’on analyse l’action d’écriture. L’un des bénéfices de la démarche est de révéler que le recours à l’écrit – recours au sens fort – pouvait être le fait de plus de gens qu’on ne tend à le penser, y compris dans le passé. Elle tend à sortir de la sphère du témoignage passif et à gagner à l’action tout le continent de ces écrits qu’on dit ordinaires – ou « du for privé » – qui ne sont d’habitude analysés qu’à l’aide d’une grille d’interprétation où l’action a peu de part : on y cherche des attitudes devant la vie et la mort, des préoccupations propres à un temps, les traces de la maturation d’une conscience individuelle, la transmission d’une mémoire familiale ou locale et, avec elle, de valeurs. L’acte de témoigner est au centre d’un autre livre en rapport avec cette enquête, intitulé Histoire littérature témoignage. Écrire les malheurs du temps (Paris, Gallimard, 2009).

Dans l’événement, surgissent des hommes et des femmes manifestement capables d’agir par l’écriture, puisqu’ils le font, c’est-à-dire aussi capables de manipuler des idées, capables d’élaborations intellectuelles guère distinctes de celles des professionnels – et non pas seulement d’imitations. Ces gens qui ne sont pas des professionnel·le·s mobilisent éventuellement la littérature dans leurs écrits. Regarder ces écrits comme des actions fait aussi apparaître une présence sociale du fait littéraire, qui ne met plus pour nous face à face des écrivain·e·s et leurs lecteurs·rices. De même, c’est une présence sociale du droit, bien au-delà du monde des juristes, que la démarche fait entrevoir.

M. H. & C. R. : Les études de la première partie portent sur des cas d’écriture dans des lieux clos comme la prison, le couvent ou l’hôpital. Vous écrivez à ce sujet que « l’enfermement rend visible l’acte d’écrire en lui donnant une grande intensité ». Cela peut paraître paradoxal dans la mesure où la mise à l’écart du monde qu’implique l’emprisonnement peut sembler arracher les acteurs et actrices au cours de l’action. Comme vous le rappelez, de l’Apologie de Socrate aux Cahiers de prison d’Antonio Gramsci, l’emprisonnement a souvent été perçu comme une situation de quasi-skholê, propice à la méditation ou à la contemplation. Qu’ont de spécifique ces actions d’écriture en situation d’enfermement ? Quelles difficultés leur étude présente-t-elle ?

D. R. & N. S. : Les situations d’enfermement sont un laboratoire pour observer l’action d’écriture, dans la mesure où les enfermé·e·s sont globalement privé·e·s de la possibilité d’agir. En prison, ou dans un couvent, écrire n’est pas ce que l’on fait à la place d’agir, c’est ce que l’on fait, souvent intensément, parce que c’est devenu le seul moyen d’agir. Il n’en reste pas moins qu’il est souvent difficile d’écrire en prison. L’ingéniosité déployée par les prisonniers·ères offre à l’observateur·rice une gamme très vaste de gestes scripturaires où l’action apparaît notamment dans la relation ainsi nouée avec les geôliers : l’obtention du droit d’écrire est inséparable d’un effort vers la liberté qui passe par une modification des termes de la communication avec l’autorité. Interrogé sur son action politique, le philosophe napolitain Tommaso Campanella demande à pouvoir répondre par écrit et adresse aux autorités ecclésiastiques une justification globale de sa pensée. Une femme de chambre embastillée à qui l’on cherche à faire dénoncer ceux et celles avec qui elle a conçu et fait circuler un pamphlet, écrit sans relâche au lieutenant général de police ; les lettres révèlent un art d’écrire qui rend crédible l’affirmation qu’elle a écrit un roman pour se divertir. Le lieutenant de police, qui lui répond, est jusqu’à un certain point pris dans le roman de sa prisonnière, qui obtient lentement le transfert dans un couvent. On voit par ce premier chapitre du livre qu’observer l’action d’écriture n’est pas postuler la toute-puissance de l’acteur·rice (ni de l’écriture), mais se donner le moyen de comprendre l’énergie qui a conduit à l’élaboration de documents historiques précieux comme à celle de grandes œuvres. Cette énergie de l’écriture en prison est largement mobilisée par toutes les fictions d’écriture dans l’enfermement. Nous voulons dire par là que ces fictions, qui font aussi partie des objets de ce chapitre, ne mettent pas seulement en œuvre une convention littéraire : elles sont elles aussi des actions, qui utilisent d’une manière ou d’une autre le rapport socio-scripturaire original créé par la situation d’enfermement.

M. H. & C. R. : Le cas du Cardinal de Retz est particulièrement emblématique du pas de côté que vous proposez : vous n’analysez pas la théorie de l’action que le cardinal a produite mais plutôt la manière dont celui-ci a été produit comme théoricien. Vous passez ainsi de l’histoire des idées à une forme de sociologie des intellectuel·le·s. Comment mobilisez-vous le modèle de l’action d’écriture dans votre analyse ?

  • 2 Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira (2010). « La littérature pour politique : étudier (...)

D. R. & N. S. : Retz n’a cessé de produire, dans son œuvre, une disjonction entre l’action politique et la pensée de cette action. Notre démarche consiste à analyser les moyens et les enjeux de cette disjonction, qui est un ressort de la politique, bien au-delà des événements du xviie siècle : son usage a été analysé dans un article sur les Mémoires du général de Gaulle2. Largement avant ses propres Mémoires qui l’ont posé pour la postérité en grand théoricien de la politique baroque, le cardinal de Retz s’était donné la réputation d’esprit fort, soutenu en cela par des hommes de lettres eux-mêmes investis dans la promotion de l’esprit fort comme valeur politique. Le chapitre « Retz » s’intéresse à l’action d’écrire une théorie de l’action et aux manières dont un théoricien est produit. Il met en évidence que Retz a constamment mobilisé toutes sortes d’écrits dans sa carrière d’aristocrate, de coadjuteur (adjoint de l’archevêque de Paris) puis de prélat en disgrâce, contrairement à l’image qu’il a tout aussi continument construite de lui-même : l’image de la succession d’un temps de l’action – où il aurait été un génial tacticien d’instinct – puis d’un temps de la réflexion sur l’action – qui l’aurait vu réaliser une œuvre majeure sur la politique de son temps. La considération des actions d’écriture trouble donc l’opposition si prégnante entre théorie et pratique politiques : on voit que cette opposition est un fait d’écriture.

Pour comprendre ce fait d’écriture, nous mobilisons la réflexion historienne sur ce qu’était une carrière d’homme de lettres au xviie siècle – une carrière qui passait toujours par le service politique. Nous mobilisons un savoir sur les statuts sociaux qui orientent les possibilités d’action par l’écrit, ce qui est une manière de construire une sociologie des intellectuel·le·s à l’époque moderne, et au-delà. Notre démarche a consisté ici à considérer en deçà de la coupure théorie/pratique l’ensemble des écrits de Retz et de ses alliés sous l’angle des rapports qu’ils entretenaient avec les conjonctures précises dans lesquelles prenait sens l’action du prélat. Il y a là un pas de côté par rapport à la sempiternelle pulsion de hiérarchisation entre les écrits qui anime l’histoire des idées. Lorsqu’on met ensemble des écrits de jeunesse, de la correspondance, des pamphlets et des Mémoires, la figure du grand acteur révélé par sa pensée s’efface, et on perçoit que les possibilités d’agir, y compris par l’écriture d’une pensée, sont sociales, et séparent ceux qui peuvent devenir théoriciens de ceux qui ne le peuvent pas.

M. H. & C. R. : Vous consacrez un chapitre à Versailles non pas pour analyser la propagande royale mais pour observer la manière dont des acteurs comme les frères Perrault investissent le lieu d’un point de vue à la fois pratique et symbolique de façon à construire leur position dans le monde savant. Pouvez-vous revenir sur cette manière de décentrer la focale des acteurs vers les lieux et sur la manière dont joue ici le modèle de l’action d’écriture ?

D. R. & N. S. : Une manière de comprendre Versailles – ou tout autre haut lieu du spectacle du pouvoir – est de le regarder comme un lieu intensément écrit par les multiples plumes consacrées au service du roi ; l’analyse porte alors sur la communication politique, avec le risque de replacer l’effet au centre de l’attention. La communication politique se décrit du point de vue de l’efficacité. Celle-ci est soit présupposée, soit examinée : on recherchera des preuves, bien difficiles à trouver, de l’impact des images produites par les propagandistes. Pour regarder autrement la mise en représentation du pouvoir dans un lieu, le chapitre « Versailles » s’intéresse aux usages de leur propre présence à Versailles par des auteurs d’écrits, à la manière dont ils mobilisent ce lieu pour des actions diverses. Que gagne-t-on à être ou à avoir été à Versailles ? Plus exactement, que gagne la représentation de Versailles aux écrits de ceux qui font quelque chose du fait qu’ils sont ou ont été à Versailles ?

On voit ici Claude Perrault, le savant, utiliser les animaux de la ménagerie de Versailles pour écrire un livre de zoologie qui est donc aussi un livre sur la ménagerie de Versailles, et Charles Perrault, l’écrivain, utiliser la bibliothèque du château pour y déposer le manuscrit de ses Contes et en faire le trésor qui garantit la valeur de son œuvre tout entière. Et on voit encore Bossuet produire des images qui règlent sa place dans l’Église de son temps en mobilisant les jardins de Versailles où il anime des conversations savantes. Cette démarche fait voir la réalité historique d’un lieu de propagande par la mise en évidence des possibilités concrètes d’actions qu’il propose. Elle noue des politiques d’acteur à la politique royale : la célébration du monarque est toujours présente, affûtée et non contredite par les besoins propres de ceux qui écrivent de Versailles. Le lieu lui-même sort renforcé de ces mobilisations.

Notre démarche ne néglige pas les grandes lignes de force qui règlent la disposition de Versailles. Toute une section de ce chapitre est consacrée à un gentilhomme qui organise les divertissements royaux, et commande des écrits qui célèbrent inséparablement la figure du roi et la sienne à propos des fêtes données dans le jardin de Versailles par le jeune Louis XIV. Or l’attention fine portée à ces écrits, à partir du moment où on ne les unifie pas sous la catégorie de propagande, dirige le regard vers les possibilités de célébration que recèle la thématique du « plaisir du roi ». On voit aussi que du même mouvement, ce sont des possibilités de mise en question grinçante d’un plaisir qui ne serait plus libéralité offerte aux courtisans mais tyrannie, qui sont produites – par des écrits qui, eux, ne viennent pas de Versailles.

M. H. & C. R. : Parler d’« action d’écriture », c’est aussi se montrer attentif à tout ce qui distingue les écrits de la production de discours oral. Vous vous référez à ce sujet à la critique par Jacques Derrida du logocentrisme comme aux travaux de l’anthropologue Jack Goody. Pourriez-vous revenir sur ce point ? En quoi le cas des pièces de théâtre et celui des sermons analysés dans la quatrième partie complexifie-t-il la simple opposition binaire entre oral et écrit ?

D. R. & N. S. : Des instruments existent pour décrire l’efficacité des discours, si l’on réfléchit à leur efficacité, ce qui n’est pas notre cas. Ces instruments sont ceux de la rhétorique, d’autant plus disponibles s’agissant de l’époque moderne qu’ils étaient enseignés et semblent donc donner accès à la pensée, voire aux pratiques, des auteurs du temps. Le modèle, dans la rhétorique, est l’oral : l’effet d’une parole sur un auditoire, la persuasion. Mais l’action n’est pas l’efficacité, et en assimilant des écrits à des discours oraux, on manque tout ce qui, de l’action par l’écrit, fonctionne à la distance temporelle entre la rédaction d’un objet écrit et sa lecture par une ou plusieurs personnes. Par exemple, un livre – et même un sermon, considéré en tant qu’écrit – peut d’abord faire l’objet d’une diffusion organisée par l’auteur sous la forme de copies manuscrites auprès d’un public choisi, qui commence à fabriquer la réputation de l’ouvrage avant même son édition, dont le succès, ou l’interprétation, aura ainsi été préparée. La simple description qui précède, montre la pluralité des acteurs et actrices impliqué·e·s dans les actions d’écriture : outre l’auteur·rice, les différent·e·s intervenant·e·s dans le processus d’impression, des censeur·e·s mais encore des lecteurs·rices prescripteurs·rices. Cette pluralité potentielle des participant·e·s à une action d’écriture doit être prise en compte dans l’analyse, de même qu’il faut aussi tenir compte d’un phénomène qui nous a paru fondamental : la capacité de l’écrit à s’inscrire dans la durée. Tout écrit ne dure pas, mais l’écriture procède d’une tension vers la conservation. Cette inscription est, du reste, à l’origine de bien des actions d’écriture qui consistent en reprises et réemplois – une nouvelle édition est une action d’écriture autonome par rapport à l’édition originale – voire en destructions : nous analysons dans E&A le cas d’une page arrachée et remplacée par une explication de cet événement dans un registre officiel.

Nous nous sommes spécialement intéressés au sermon et au théâtre parce que l’écrit, dans les deux cas, semble enregistrer ou programmer l’oral public, et parce que le modèle rhétorique semble s’imposer pour les comprendre. Nous montrons pourtant que la différence entre l’action écrite et l’efficacité du discours traverse sermons et pièces de théâtre au temps du triomphe supposé du savoir rhétorique.

Jacques Derrida et Jack Goody sont mobilisés dans l’introduction pour signaler l’écart entre réflexion sur l’écriture comme modalité fondamentale de la pensée humaine et travail sur l’écriture à partir d’écrits historiquement situés, contextualisés au sein d’ensembles d’actions.

M. H. & C. R. : En introduction, vous dites avoir progressivement pris conscience de « l’écart que le fait de travailler sur des écrits creusait entre [votre] entreprise et les différents modèles d’action » en sciences sociales. Quelles formes prend cet « écart » ? Qu’ont de spécifique les écrits, qui explique qu’ils échappent aux modèles classiques des sciences sociales ?

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Bibliography

D. R. & N. S. : Nous ne disons pas que les écrits échappent aux modèles de l’action disponibles dans les sciences sociales. Le problème est plutôt que ces modèles sont construits à partir d’expériences qui n’intègrent pas l’écrit, ce qui est ennuyeux s’agissant des actions passées, dont il nous reste, massivement, celles dont le support a été l’écrit. La sociologie et la philosophie pragmatiques raisonnent sur des conduites ; même si les situations décrites comportent des passages à l’écrit, l’action est comme instantanée, arrimée à la situation. Dans E&A, nous ne proposons pas un modèle supplémentaire ou alternatif, nous attirons l’attention sur les possibilités de travailler les modèles existants à partir de la spécificité des actions par l’écrit. À nouveau, la durée est un point fondamental. Par exemple, la validité de l’analyse d’une action en termes stratégiques n’est pas la même selon qu’il s’agit d’une conduite (habitude, ou séquence d’une interaction) ou d’un écrit. Dans un écrit que nous lisons, il est entré nécessairement du projet, mais l’étirement dans le temps de cette action, le fait que différent·e·s acteurs·rices – donc différents projets – participent à son accomplissement, rend en fait caduque sinon l’analyse en termes de stratégie, du moins l’évaluation de l’action à l’aune d’une stratégie initiale. Ainsi, pour ce passé sur lequel nous ne pouvons raisonner qu’à partir de traces écrites de l’action – des traces qui ont été des actions – et non directement à partir de conduites observables, les modèles courants d’analyse de l’action ne sont pas très opérants. Pour l’analyse des actions contemporaines, il nous semblerait également important d’introduire dans les modèles le grain particulier de l’écrit, de penser sa présence souvent impensée.

Groupe de recherches interdisciplinaires sur l'histoire du littéraire (Grihl) (2016). Écriture et action. xviie-xixe siècle, une enquête collective. Paris, Éditions de l’EHESS.

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Notes

1 Grihl (2002). De la publication. Entre Renaissance et Lumières. Paris, Fayard.

2 Christian Jouhaud, Dinah Ribard, Nicolas Schapira (2010). « La littérature pour politique : étudier les Mémoires ». Les Temps Modernes, numéro spécial « De Gaulle, la France et la littérature », novembre-décembre : 85-97.

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List of illustrations

Title Illustration 1. Première de couverture de l’ouvrage Écriture et action. xviie-xixe siècle, une enquête collective (Paris, Éditions de l’EHESS).
Credits [http://editions.ehess.fr/​ouvrages/​ouvrage/​ecriture-et-action/​]
URL http://journals.openedition.org/bssg/docannexe/image/308/img-1.png
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References

Electronic reference

Mathieu Hauchecorne, Cécile Rabot, Dinah Ribard and Nicolas Schapira, “Penser les écrits comme des actions”Biens Symboliques / Symbolic Goods [Online], 3 | 2018, Online since 15 October 2018, connection on 28 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/bssg/308; DOI: https://doi.org/10.4000/bssg.308

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About the authors

Mathieu Hauchecorne

Université Paris 8/Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris-Laboratoire Théories du politique (Cresppa-Laptop)

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Cécile Rabot

Université Paris Nanterre/Centre européen de sociologie et de science politique-Centre de sociologie européenne (Cessp-CSE)

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Dinah Ribard

EHESS/Centre de recherches historiques-Groupe de recherches interdisciplinaires sur l’histoire du littéraire (CRH-Grihl)

Nicolas Schapira

Université Paris Nanterre/Centre d'histoire des sociétés Médiévales et Modernes (MéMo)

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