- 1 SvoD, ou visionnage à la demande sur abonnement.
1Selon l’enquête Médiamétrie 2018, les Français·e·s, et en particulier les plus jeunes, regardent de moins en moins la télévision, mais ils et elles sont toujours autant à regarder les programmes audiovisuels, qu’ils soient vus ou non à la télévision. Ce paradoxe, qui fait relativiser l’idée qu’on toucherait à la « fin de la télévision » (Lotz 2014 ; Given 2016), est le même aujourd’hui partout dans le monde (Tay & Turner 2010 ; Tryon 2015 ; Chalaby 2016). Ainsi, bien qu’en recul, le visionnage de la télévision reste une pratique massive, puisque s’y ajoutent de nouvelles manières de consommer les produits audiovisuels à travers le développement des plateformes de streaming payantes (dites de SVoD1), ou le recours à la télévision de rattrapage (dite aussi replay ou catch-up TV). La principale conséquence de ces nouvelles pratiques est que la télévision ne se regarde plus seulement sur un poste dédié : l’expérience audiovisuelle se décline désormais sur plusieurs types d’écrans (ordinateur, téléphone, tablette) et se fait désormais pour partie en différé plutôt qu’en direct. La consommation de programmes de télévision, tous écrans et tous lieux confondus, augmentait ainsi encore à près de 4 heures par jour en moyenne en 2018 en France, et, malgré le développement du visionnage en décalé, les pics d’audience sont encore tout à fait comparables à ceux d’il y a dix ans (ibid.).
Fig. 1. Dans un studio d’enregistrement (titre original : « Master »)
Source : Flickr. Par Ian Kramar
2C’est le visionnage de la télévision sur téléviseur qui est en perte de vitesse, plutôt que le goût pour ses programmes – en particulier pour ses programmes de fiction, que le nouveau contexte de distribution et de consommation a largement contribué à renouveler partout dans le monde occidental depuis une dizaine d’années, dans une sorte d’émulation générale autour du modèle de la Quality TV (McCabe & Akass 2007) importé des États-Unis. Plusieurs travaux ont été consacrés à l’étude de ces transformations dans différents espaces nationaux (voir par exemple Dhoest 2014 pour la télévision flamande ou Krauss 2018 pour la télévision allemande). Plus globalement, la question de l’adaptation, parfois à marche forcée, des télévisions européennes au « modèle américain » dans les années 1990-2000 a fait l’objet d’une vaste enquête transnationale (Bondebjerg et al. 2008) qui, dans un traitement comparatif extensif, revient sur la succession de bouleversements qu’a connus la télévision sous le double effet de la numérisation des contenus et du triomphe quasi-total du modèle économique et organisationnel des chaînes commerciales nord-américaines, contre celui des télévisions de service public, qui dominait jusqu’alors en Europe (Bondebjerg & Bono 1996 ; Chaniac & Jezequel 2007 ; Bourdon 2008 ; Born 2011). En outre, traduit pour la première fois en français dans ce numéro, le sociologue danois Ib Bondebjerg est récemment revenu sur les liens toujours étroits de l’audiovisuel libéralisé et du politique en étudiant la manière dont les programmes d’aides à la création de l’Union européenne jouent actuellement un rôle fort concret dans ce mouvement, en incitant, avec un relatif succès, les sociétés de production et les diffuseurs de l’UE à s’unir dans des coproductions transnationales ambitieuses, mieux à même de concurrencer les fictions états-uniennes tout en aidant à la construction d’une identité culturelle européenne.
3Ainsi, sous l’effet de cette quadruple (r)évolution – à la fois esthétique, technologique, économique et organisationnelle – qui la maintient sous forte tension, la télévision apparaît désormais comme un média démultiplié, en pleine mutation (Chambat-Houillon & Barthes 2019) au point que certain·e·s parlent de « post-télévision » (Leverette, Ott, Buckley 2009 ; Strangelove 2015), d’« hyper-télévision » (Scolari 2009), ou de « techno-télévision » (Bourdaa 2009). Média renouvelé, la télévision (ou, au moins, certains de ses programmes) serait dorénavant en voie de légitimation (Caldwell 2005) – ce dont témoigne le succès tant populaire que critique et, pourrait-on dire, académique, des séries télévisées. Or, même lorsqu’elle était située au bas de la hiérarchie du prestige en matière de pratiques culturelles, la télévision, par sa résonance inégalée dans le monde social, a très tôt contraint tous les autres espaces de production culturelle à se situer par rapport à elle, selon qu’ils acceptent ou non les règles de son spectacle (Brigaud-Robert 2011). Média dominant ou dominé, aux émissions tantôt distinctives tantôt populaires, la télévision est le seul lieu offrant une visibilité telle qu’elle touche la majorité de la population d’un pays. Pourtant, en dépit de cette centralité, que les évolutions récentes n’ont finalement fait que reconfigurer, la fabrique des programmes audiovisuels reste un monde aux rouages mal connus (Le Champion & Danard 2014).
Fig. 2. Tournage d’une émission de cuisine sur KCTS 9 la chaîne de télévision publique éducative de Seattle (États-Unis)
Source : Flickr. Par KCTS 9
4Quoiqu’objet d’une attention particulière de la part de l’État qui continue à la réguler à différents niveaux, la télévision est bien sûr au cœur de logiques économiques qui dépassent largement ses cadres nationaux sous l’effet de la mondialisation du marché des programmes audiovisuels. Ceux-ci sont en effet l’objet d’une intense circulation, sous la forme d’émissions qu’il ne reste qu’à doubler ou sous-titrer avant diffusion si elles sont achetées pour l’étranger (voir par exemple Havens 2000), mais aussi sous la forme de « concepts » susceptibles d’être adaptés d’un contexte national à l’autre, comme le furent les talkshows et les émissions de télé-réalité au cours des années 1990-2000. Ces programmes, venus des États-Unis, de Hollande ou de Grande Bretagne, ont été adaptés dans le monde entier et ont profondément transformé la conception même de télévision – rappelons le choc que fut, en France, la diffusion en 2001 de la première télé-réalité, Loft Story, adaptation de la néerlandaise Big Brother conçue en 1999. Le développement de ces émissions a également eu des répercussions dans les métiers de la télévision eux-mêmes. La télé-réalité a par exemple suscité l’émergence d’un nouveau savoir-faire en matière de casting, pour la sélection de participant·e·s non-professionnel·le·s assez singulier·e·s pour intéresser et cliver le public, mais aussi assez ordinaires pour que celui-ci puisse s’identifier à leurs réactions. C’est à la mise en place de ces nouvelles pratiques que s’intéressent Laura Grindstaff et Vicki Mayer dans un texte issu de leurs enquêtes ethnographiques pionnières sur ces terrains, et publié pour la première fois en français dans ce numéro.
5La télévision se fabrique donc aussi dans cet espace transnational singulier où les programmes de télévision sont créés, négociés et vendus. Deux articles de ce dossier proposent un examen du monde des marchés internationaux de programmes audiovisuels. Dans un article (lui aussi inédit en français) tiré de leur livre pionnier d’enquête sur le commerce mondialisé de la télévision (2008), Denise Bielby et C. Lee Harrington analysent l’univers discursif particulier de ces marchés internationaux (Mipcom, Miptv…) et démontrent l’importance de réintroduire l’étude de l’étape de la distribution et des professions intermédiaires dans l’observation de la fabrique audiovisuelle. Précurseur sur le plan théorique, le livre de Bielby et Harrington revêt aussi aujourd’hui un intérêt proprement historique car, si les mécanismes marchands étudiés n’ont pas changé, la télévision qu’elles décrivent était celle d’avant l’ère numérique. Prenant un autre angle d’analyse sur ces événements cruciaux que sont les foires et salons de l’audiovisuel, Romain Lecler montre combien ces espaces sont des lieux où la négociation commerciale elle-même est euphémisée, au profit de relations sur un mode plus personnel : se forme ainsi, autour des biens audiovisuels, une communauté transnationale de professionnel·le·s certes spécialisé·e·s (Kuipers 2012), mais finalement typiques de ces élites de la mondialisation que l’on retrouve dans tous les secteurs économiques.
6Mais si les biens audiovisuels sont des biens économiques, produits, vendus et achetés comme tels, ils n’en sont pas moins des biens symboliques, dont la valorisation marchande obéit à des critères complexes, multiformes et évolutifs – le plus important de ces critères, « l’audience », étant une notion largement construite (Le Grignou 2003 ; Meadel 2010), et de plus en plus difficile à circonscrire avec la multiplication des écrans. Plusieurs enquêtes menées sur les professionnel·le·s de la télévision constatent d’ailleurs qu’ils et elles ignorent comment leurs œuvres seront reçues (Gitlin 2000). Dans l’incertitude de ce qui peut plaire au public, il n’y a d’autre choix que de réaliser un travail d’anticipation de ses attentes (Champagne 1971). Une des voies d’investigation peut alors être de comprendre comment s’incarne cette contrainte particulière et d’analyser ses conséquences sur les contenus produits. L’évolution des fictions (depuis les propositions scénaristiques jusqu’aux budgets, en passant par les conditions de tournage) dépend par exemple souvent de l’évolution des rapports de force entre scénaristes, production, comédien·ne·s et public (D’Acci 1994). Dans ce dossier, Muriel Mille, autrice d’une longue enquête (Mille 2013) sur toutes les étapes de la fabrication du feuilleton quotidien Plus belle la vie, lancé en 2004 en France et toujours en cours de diffusion, revient sur cette place de la contrainte d’audience dans le travail d’écriture d’un feuilleton télévisé populaire. Tout en interrogeant les représentations que ces manufacturier·ère·s de la « culture de masse », souvent eux- et elles-mêmes issu·e·s des fractions privilégiées de la société, peuvent se faire d’un public éloigné socialement d’eux et elles, l’article examine l’impact de ces représentations à la fois dans le processus collectif d’écriture et sur les contenus produits.
7Au-delà des attentes du public qu’il convient de prendre d’autant plus en compte – et d’autant plus en amont dans la production – que les programmes produits coûtent cher, on peut globalement définir la télévision comme un lieu de production de culture (populaire ou légitime) sous contraintes. Celles-ci, en effet, sont multiples, qu’elles soient liées au manque de temps, aux restrictions budgétaires, aux pressions politiques ou à l’économie des réputations (Hesmondhalg & Baker 2008 ; Buxton 2010 ; Le Grignou & Neveu 2017). Les programmes audiovisuels ont connu des évolutions majeures qui sont à la mesure des transformations de leurs conditions sociales et matérielles de fabrication, à l’instar des contraintes imposées par certains décors (Chalvon-Demersay 2012 ; Rot 2019). La contrainte temporelle est, elle, devenue centrale, en particulier pour les programmes d’information : les différents corps de métier impliqués, par exemple, dans la fabrication du journal télévisé (préparation, reportage, prise de vue, montage, etc.) vivent l’urgence permanente (Siracusa 2001), ce qui influe directement sur les contenus et impose, par exemple, une certaine simplification des traitements (Berthaut 2013). Dans le dossier, l’article d’Ivan Chupin et Pierre Mayance aborde ce type de difficultés inhérentes à la production de contenu en direct pour les journalistes mobilisé·e·s sur le Salon de l’agriculture, un événement parisien annuel et extrêmement populaire qui, en période de campagne électorale, devient aussi un rendez-vous politique. Les deux auteurs montrent par exemple comment, dans ce contexte, la place croissante des chaînes d’information en continu exerce une pression sur les conditions de production des images, suscitant des tensions qui mettent à mal l’autonomie professionnelle des journalistes, amené·e·s à co-construire l’événement médiatique avec les politiques et leurs équipes de campagne.
Fig. 3. Scénario
Source : Pixabay. Par olilynch
8Ainsi, parce qu’elle met en œuvre une division du travail poussée, la production audiovisuelle constitue un terrain d’analyse particulièrement intéressant pour comprendre les évolutions et contradictions du travail de production des biens symboliques. Autrement dit, la fabrication de la télévision est, comme le cinéma (Rot & de Verdalle 2013), un exemple paradigmatique de création collective. En effet, faire (de) la télévision suppose la collaboration quotidienne de plusieurs dizaines de métiers différents ayant chacun leur culture professionnelle. Cela conduit parfois à des concurrences – par exemple autour de l’autorité artistique sur l’œuvre produite, comme le montre l’article de Victoire Sessego à propos de la fabrication de la série britannique emblématique Doctor Who. À partir d’entretiens et de sources secondaires, Sessego observe finement les rivalités directement suscitées par le flou volontairement maintenu autour de la question de l’engagement créatif et de la division interne du travail entre les différent·e·s scénaristes impliqué·e·s dans l’écriture des épisodes, chacun bénéficiant de degrés variables d’autonomie créative selon leur ancienneté sur la série ou leur niveau de reconnaissance en dehors de la série.
9Globalement, la production de programmes audiovisuels est plus que jamais un bassin d’emploi qui, si vaste et dynamique soit-il, est aussi soumis aux évolutions de l’économie contemporaine, aux injonctions contradictoires du new public management (Born & Prosser 2001), aux conséquences de la concentration capitalistique dans les médias (Bouquillion et al. 2006), aux effets des réformes fiscales (Coles 2010) ou des mouvements sociaux (Henderson 2010). Comme marché du travail à la fois technique et artistique, il est marqué par une profonde incertitude. Ainsi, bien que la production de programmes se soit fortement institutionnalisée depuis les années 1990 en France, la profession de scénaristes de télévision reste en proie à une forte instabilité, tout en ayant directement bénéficié de la récente revalorisation du format sériel. Anne-Sophie Béliard et Sarah Lécossais montrent par exemple, dans ce dossier, comment de jeunes auteurs et autrices se rassemblent dans les collectifs pour se protéger au mieux de cette incertitude, par la création de lieux alternatifs et spécifiques de formation et de socialisation professionnelle. Ils et elles s’organisent pour obtenir une meilleure reconnaissance de leur statut, et améliorer leur position dans les négociations avec les sociétés de production et les diffuseurs, prenant de cette manière à leur compte une partie du rôle traditionnellement dévolu aux intermédiaires du travail culturel (Lizé, Naudier, Sofio 2014).
10Parangon de l’intermédiaire, en effet, l’agence de talent a un rôle de plus en plus stratégique dans le développement des productions audiovisuelles. Ainsi, il est ordinaire désormais que les agences états-uniennes soient à l’origine de films ou de séries, en proposant des packages aux grandes chaînes et aux majors, c’est-à-dire des équipes entièrement constituées (des technicien·ne·s aux scénaristes, en passant par l’équipe de réalisation et les comédien·ne·s) autour d’un projet « clé en main » qu’il ne reste plus qu’à financer (Roussel 2017). Cette pratique a récemment conduit la puissante Writers Guild of America à entrer en conflit avec les grandes agences artistiques dont les parts de co-production prises sur ces projets se faisaient au détriment de la rémunération des scénaristes. Le 23 avril 2019, en protestation contre ce système, plus de 7 000 auteurs et autrices de la WGA, ont quitté leurs agent·e·s.
11Le rôle des agences de talent et leur perception des fictions télévisuelles en France sont justement au cœur de l’article de Delphine Naudier dans ce dossier. Les agences ont longtemps considéré la télévision comme un marché secondaire de placement pour « leurs » comédien·ne·s. « L’ennoblissement » actuel des séries aurait-il rendu possible une plus grande circulation des talents entre cinéma et télévision ? Naudier met en évidence la segmentation persistante du marché du travail audiovisuel, la circulation se faisant davantage du cinéma vers la télévision, plutôt que l’inverse. Du point de vue du marché de l’emploi artistique et du travail de valorisation des carrières, le mouvement de légitimation des séries télévisées est à nuancer, et il est surtout vécu de manière fort différente selon les ressources des personnes considérées.
12Ainsi, le dossier thématique de ce n° 5 de Biens symboliques/Symbolic Goods s’efforce d’envisager sous un angle à chaque fois original une grande diversité de questions que la fabrique de la télévision a posées aux sciences sociales. Parce qu’ils mobilisent des récits de vie, des entretiens, de l’observation participante, des analyses de discours, de la recherche en archives, et des analyses de données statistiques ou économiques, les articles du dossier, complétés des deux articles présentés sur ce thème dans la rubrique « Regards sur », sont finalement tout à fait représentatifs de la diversité des méthodes d’enquête qu’il s’agit de mettre en œuvre pour saisir cet objet télévisuel qui n’est simple qu’en apparence.