Dans une volonté de rompre avec les discours dominants sur l’art, la plupart du temps préoccupés par les grands maîtres et les génies, la sociologie des activités artistiques a beaucoup puisé dans le répertoire méthodologique et théorique de la sociologie interactionniste américaine. Celle-ci, qui s’était elle-même construite contre l’apologie – portée par les auteurs fonctionnalistes – du rôle social des professions les plus prestigieuses, a grandement incité les chercheurs à tourner leur attention vers les « petits métiers », voire les activités socialement dépréciées ou stigmatisées (Demazière & Gadéa 2009 ; Champy 2009). À l’instar d’Howard Becker prenant pour objet la carrière des « musiciens de danse » (Becker 1985), nombreux sont aujourd’hui les chercheurs qui, étudiant diverses professions artistiques, ont contribué à la désacralisation des « mondes de l’art » en décrivant les tâches les plus prosaïques et les positions les plus ordinaires1.
Dès lors que l’on s’intéresse au métier de comédien, détourner le regard des stars et des vedettes impose d’observer les espaces sociaux appropriés : comment être sûr d’atteindre « les degrés inférieurs de la pyramide professionnelle » où les artistes « ordinaires » seraient amenés à évoluer (Perrenoud 2013 : 86) ? La multi-activité des comédiens nécessite de les suivre dans des organisations très diverses et des secteurs artistiques hétérogènes. Elle exige de prendre en compte une pluralité d’univers professionnels, aux critères concurrents de consécration. En outre, porter l’attention vers le « bas » suppose de saisir comment se construit la frontière inférieure, qui sépare les artistes professionnels, fussent-ils voués à l’anonymat, des profanes. Si l’on reconnaît là un des défis classiques lancés à la sociologie de l’art, en particulier concernant la différenciation entre professionnel et amateur (Freidson 1986 ; Weber & Lamy 1999), la question se pose de façon singulière pour les comédiens en France. Ceux-ci sont en effet des intermittents du spectacle : tout comme les autres artistes et techniciens salariés du spectacle vivant ou enregistré, ils évoluent sur un marché du travail « hyperflexible », régi par l’usage étendu de contrats de très courte durée ajustés à l’organisation par projet de l’activité ; cette exception est redoublée par une deuxième : afin d’assurer la discontinuité de leur emploi, les règles d’accès à l’indemnisation chômage leur sont beaucoup plus favorables qu’aux salariés des autres branches (Menger 2011). Dans les faits, l’indemnisation chômage est largement devenue un revenu de complément, voire un revenu principal (Cardon 2011 ; Gille 2013), à tel point que l’éligibilité à ces droits, ouverte au terme minimum de 507 heures travaillées en 10 mois et demi2, est couramment envisagée comme un « statut » qui distinguerait le professionnel du travailleur occasionnel (Menger 1997 ; Sinigaglia 2012 ; Langeard 2013).
C’est cette configuration paradoxale de la qualification par la situation de non-emploi que l’enquête présentée ici aborde, en étudiant les trajectoires d’individus qui ont initialement connu une intégration professionnelle, marquée par l’accès régulier à l’assurance chômage, puis une perte prolongée, voire définitive, de ces mêmes droits3. Ce faisant, c’est bien à une population de comédiens « ordinaires4 » que l’on s’est intéressé ici, à savoir des artistes ni riches, ni célèbres, ni consacrés par les espaces de production restreinte du cinéma ou par le jugement des pairs au théâtre. Pour autant, ces artistes ont connu une trajectoire protéiforme : non seulement en passant d’une stabilité professionnelle momentanée à une baisse décisive de leur activité, mais encore, du fait de la plasticité qui caractérise le marché du travail de comédien, en alternant emplois relativement valorisés et positions plus dépréciées et marginales. De ce fait, leurs trajectoires ont agi comme un révélateur des principes de (dis-)qualification à l’œuvre sur ce marché. Leurs expériences sont en effet largement représentatives non seulement de la place centrale qu’occupe l’emploi théâtral dans la stabilisation professionnelle des comédiens, mais aussi, au sein de ce secteur, du rôle décisif des tutelles publiques qui, implicitement, définissent les positions professionnelles suffisamment rémunératrices et régulières pour se maintenir en activité. Faute d’un accès suffisant à ces ressources rares et convoitées, les comédiens enquêtés sont en effet condamnés à un exercice irrégulièrement salarié de leur métier5, qu’ils jugent en outre souvent altéré dans son contenu.
Dans un premier temps, je décrirai l’engagement des comédiens enquêtés dans le secteur théâtral, où ils connaissent fréquemment des conditions d’emploi instables, marquées par la répétition du travail non rémunéré. Leur cas est à ce titre exemplaire d’un défaut de reconnaissance salariale du travail artistique dès lors que l’on s’éloigne des régions les plus institutionnalisées de l’espace théâtral. Comme on le verra dans un deuxième temps, cette caractéristique de leurs emplois a des incidences non seulement sur leur stabilisation professionnelle mais aussi sur le contenu de leur pratique. On verra enfin que cet éloignement des conditions les plus favorables d’exercice du métier se prolonge pour certains d’entre eux par des occupations limitrophes qui détournent les techniques du comédien de leurs finalités artistiques traditionnelles. Ce détournement technique s’articule avec la faible valorisation et la marginalité professionnelle de ces emplois par rapport aux réseaux les plus intégrateurs.
Caractéristiques des comédiens interrogés
L’échantillon des 28 individus interrogés n’a pas été établi en suivant a priori une représentativité de la population des comédiens en France. Le recueil des témoignages a permis, en suivant une méthode inductive, de mettre au jour la plus grande diversité de situations sur le marché du travail, que celles-ci aient concerné directement les enquêtés ou qu’ils en aient seulement été les témoins.
Répartition sexuelle et âge
On compte autant de femmes que d’hommes parmi les comédiens rencontrés. La plus jeune personne interrogée a 28 ans, la plus âgée 60. En s’ajustant à la date d’insertion professionnelle et en s’intéressant aux communautés d’expérience relatées dans les entretiens, on peut identifier une première génération née au début des années 1980 (de 28 à 30 ans : 5), une autre, déjà plus éloignée de sa période de formation, née au milieu des années 1970 (35 à 41 ans : 8). Ces deux groupes d’âge ont en effet connu une professionnalisation dans les années 2000, marquée par la fin d’une époque jugée plus facile par leurs aînés. Ces derniers qui avoisinent la cinquantaine (46 à 54 ans : 10) ou s’approchent de l’âge de la retraite (de 55 à 60 ans : 5) témoignent d’une trajectoire initiée dans les années 1980 et 1990, c’est-à-dire un contexte plus confortable pour les comédiens, en raison de l’essor du financement culturel et de l’indemnisation par l’assurance chômage.
Origine sociale
L’origine sociale des comédiens interrogés, saisie à partir des catégories socioprofessionnelles de leur père, ne s’écarte pas de façon significative de celle des comédiens en exercice, du moins si l’on se réfère, faute de données plus récentes, à l’enquête de 1994 menée par Pierre-Michel Menger et son équipe (Menger 1997 : 34 et 401).
Comme dans la population totale de comédiens, les individus de notre échantillon présentent majoritairement une origine sociale élevée : 13 ont un père dont l’activité relève de la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures » soit 46,5 % (contre 49,5 % de la population totale de comédiens). De même, les fils et filles d’artisans et commerçants (ou assimilés) sont nombreux : 6 (soit 21,5 % contre 16,5 % de la population totale de comédiens) ; 5 d’entre eux ont un père relevant de la catégorie des professions intermédiaires (presque 18 %, ce qui équivaut aux données concernant la population totale de comédiens). Enfin, 3 ont un père ouvrier (11 % contre 10 % de la population totale de comédiens). Dans un seul cas, le père est agriculteur exploitant (soit 3,5 % contre 2 % de la population totale de comédiens). Enfin, aucun comédien n’a de père employé (contre 3 % de la population totale de comédiens) ou sans activité professionnelle (0,1 % de la population totale de comédiens). Parmi les enfants de « Cadres et professions intellectuelles supérieures », en outre, on recense 3 comédiens interrogés dont le père est artiste, ce qui est davantage que dans la population de comédiens (11 % contre 6 %) et, parmi eux, un dont le père est comédien (3,5 % contre 2 %).
C’est quand on considère l’activité de leur mère que l’origine sociale des comédiens interrogés s’écarte de celle des comédiens en exercice. Ainsi, la part de mères dont l’activité correspond à la catégorie « Cadres et professions intellectuelles supérieures » est surreprésentée par rapport aux données concernant la population totale de comédiens (8 soit 28,5 % contre 19 %). Parmi ces dernières, les femmes artistes sont également surreprésentées (4 soit 14 % contre 4 % dans la population de comédiens). Parmi ces mères artistes, 1 est comédienne (3,5 % contre 2 %). Les enquêtés dont l’activité de la mère relève de la catégorie artisans, commerçants et chefs d'entreprise sont également relativement nombreux (4 soit 14 % contre 8 % de la population totale de comédiens). Leurs mères sont aussi moins souvent des employées (4 soit 14 % contre 17 %) ou sans activité professionnelle (7 soit 25 % contre 36 %). Les agricultrices exploitantes, en revanche, sont à peine plus nombreuses dans notre échantillon (1 soit 3,5 % contre 1 %). Seuls les mères appartenant aux professions intermédiaires se retrouvent dans les mêmes proportions (4 soit 14 %).
Origine géographique
Un peu plus de la moitié des individus interrogés habite Paris (14) ou l’Île-de-France (1), les autres résident en province : Lyon (7), Marseille (3), Bordeaux (1), Caen (1) ou encore un village (Normandie [1]). Notons cependant qu’au moment de l’entretien, deux des Parisiens s’interrogent alors sur un possible retour en province où ils ont travaillé auparavant. Seuls 7 enquêtés sont originaires de Paris, les autres sont nés pour la plupart dans de grandes villes de province, plus rarement dans de petites communes, et une seule enquêtée est née à l’étranger (ancienne colonie française).
Formation et intégration en agence artistique
Un quart des artistes interrogés (7) sont autodidactes, mais se sont perfectionnés par la voie des stages professionnels. Ils sont 3 à avoir suivi une formation seulement dans un conservatoire municipal ou régional, et 1 dans une école supérieure étrangère. 14 ont été formés dans des cours privés (en plus – pour 5 d’entre eux – de cours en conservatoire municipal ou régional), tandis que 2 ont suivi la classe libre du cours Florent dont le concours est prisé et sélectif (Katz 2006). Seuls 4 comédiens ont été formés dans l’une des onze écoles supérieures d’art dramatique habilitées à délivrer le diplôme national supérieur de comédien. Il est à noter qu’aucun n’a suivi un parcours au sein d’une école nationale dépendant du ministère de la Culture (école du TNS ou CNSAD), les modalités de prise de contact avec les enquêtés n’ayant jamais permis d’atteindre de tels profils d’individu.
Sur les 28 enquêtés, 5 individus sont représentés par une agence de talent (signe de l’accès à un certain degré de visibilité dans le secteur audiovisuel), et ce fut le cas pour 2 d’entre eux par le passé. Mais la grande majorité, soit 21, n’a jamais connu cette situation.
Situation au regard de l’assurance chômage
Les trois quarts des individus interrogés se trouvent, au moment de l’entretien, dans une situation d’exclusion des indemnités chômage (21 sur 28). On recense 3 enquêtés qui déclarent avoir renoncé à poursuivre leur activité, mais il est difficile de statuer avec certitude sur les effets de ces décisions. En revanche, 7 comédiens ont été rencontrés après avoir recouvré leurs droits. Pour ces derniers, la période de non indemnisation s’est étalée de 5 mois à plus de 2 ans.
Revenus
Par souci de ne pas réduire les entretiens à un échange aussi peu fécond que pénible vu les situations critiques expérimentées par certains enquêtés, le chiffrage des revenus annuels n’a pu être établi que de façon approximative, excepté pour 6 individus, dont les réponses ont été trop évasives. Les 7 personnes ayant recouvré leurs droits déclarent des revenus moyens inégaux sur les années précédentes. Au plus fort de leur activité, ces revenus, assurance chômage incluse, sont compris entre 1200 et 2500 euros par mois. Mentionnons à part le cas d’un comédien, actif principalement pour la télévision, dont les revenus annuels varient entre 55 000 et 255 000 euros : son activité, prospère, n’est toutefois pas nécessairement assidue – raison pour laquelle il a été interrogé. Sur les 21 comédiens qui n’ont pas recouvré leurs droits, leurs revenus étaient de 1000 à 2000 euros mensuels, lorsque leur activité était la plus soutenue. Leur situation s’inscrit donc sans départir dans le tableau plus général du revenu des artistes du spectacle et des comédiens en France. En 2011, d’après l’Unédic, le revenu annuel médian des artistes intermittents du spectacle est de 21 859 euros, soit environ 1 800 euros mensuels. La part des indemnités d’assurance chômage représente 51 % du revenu global (Gille 2013 : 83-84). Ces données correspondent à ce que l’on connaît plus spécifiquement des comédiens d’après les données du groupe Audiens. Sur une population de comédiens indemnisés au titre de l’assurance chômage sur une période au moins chaque année, entre 2009 et 2011, la médiane des salaires est de 10 000 euros par an (Katz 2015).
1. La vocation théâtrale au risque du travail gratuit
Le spectacle vivant : centre de gravité du marché de l’emploi
La représentation dominante du comédien est sans doute celle de la star de cinéma. Cette évocation spontanée, issue d’une fascination courante pour les acteurs portés au pinacle par les grands médias, ne correspond pas à la situation des comédiens interrogés dans le cadre de notre enquête. Qu’est-ce à dire exactement ? D’abord, leur intégration professionnelle initiale résulte d’engagements réguliers dans le spectacle vivant : contrairement aux acteurs les plus célébrés, ils n’ont exercé que marginalement leur activité dans les secteurs du cinéma ou de la télévision. Leur parcours exprime ainsi un trait dominant du marché du travail, à savoir la situation centrale du théâtre pour fournir globalement à l’ensemble des comédiens une quantité supérieure d’activité6. Cette réalité est confirmée par les données agrégées par le groupe de protection sociale Audiens sur le montant global des salaires7 : il est ainsi révélateur que, pour les comédiens ayant été indemnisés par l’assurance chômage sur une période chaque année, en 2009, 2010 et 2011, la part moyenne des salaires issus de leur activité artistique dans le spectacle vivant soit majoritaire (autour de 60 % des salaires) et bien supérieure à celle des comédiens qui, faute d’un volume d’activité suffisant, ne sont plus assurés en 2011. Pour ces derniers, cette part suit même une pente descendante sur les trois années (44 %, 34 % puis 30 % des salaires), alors que la part de leurs salaires issus de l’activité artistique dans le secteur audiovisuel augmente. Ainsi le spectacle vivant, du fait du volume global d’activité qu’il fournit, apparaît comme relativement stabilisateur dans l’indemnisation chômage. Il n'est par conséquent pas surprenant que les périodes de stabilisation professionnelle de la quasi-totalité des comédiens interrogés résultent de l'emploi dans ce secteur.
« Centre de gravité du marché de l’emploi » (Menger 1997 : 207), le théâtre est au cœur des réseaux qui structurent les échanges professionnels de ces comédiens. Si quasiment aucune organisation intégrée8 n’assure en France la permanence de l’emploi au théâtre (pas plus dans ce secteur qu’au cinéma ou à la télévision), les expériences de travail s’y étalent néanmoins sur de plus longues périodes que dans l’audiovisuel. Comme en témoignent les enquêtés, l’activité théâtrale suppose un investissement subjectif soutenu et une inscription dans une expérience collective qui, en de nombreux moments, outrepasse le temps de l’emploi : rencontres entre collaborateurs, lectures communes, continuité des répétitions, réitération des représentations, voire réaménagements de spectacle lors des tournées et reprises.
Le projet commun que représentent l’élaboration et la réussite des spectacles trouve du reste souvent son prolongement au-delà des spectacles eux-mêmes, dans la consolidation des collectifs de travail. Et si la division du travail entre metteur en scène et comédiens correspond la plupart du temps à la partition entre recruteur et recrutés, l’enjeu supérieur de l’investissement collectif tend à masquer ces inégalités bien réelles de position (Menger 1997 ; Lambert 1998 ; Proust 2003 ; Bense Ferreira-Alves 2006). Sans exclure les éventuels tensions et rapports de force, les relations personnelles qui pourvoient à la régularité des engagements des individus rencontrés sont ainsi marquées par une grande proximité affinitaire : le mot de « familles » qu’ils utilisent rend bien compte du registre affectif de ces relations de travail (Paradeise 1998).
Le travail gratuit : un dépassement de la subordination salariale ?
Un trait est caractéristique de cette économie affinitaire des relations de travail : suivant l’inclination de ces « amitiés professionnelles », pour reprendre l’expression d’une comédienne, quasiment tous les individus interrogés acceptent, à un moment ou un autre, de contribuer au travail de création sans être rémunérés. Certes, la part gratuite fournie dans le travail est variable selon les comédiens, leurs réseaux, la nature de l’activité et les segments professionnels ; mais ce phénomène, qui a été interprété diversement (Pilmis 2012 ; Cardon & Pilmis 2013 ; Grégoire 2013), mérite d’être à nouveau souligné. Le non-paiement ou le paiement partiel des répétitions, la contribution bénévole aux opérations techniques ou logistiques, le partage de la seule recette ou l’investissement totalement gracieux dans un projet, dans l’espoir d’une rétribution très différée, correspondent à la dénégation du droit du travail pour des tâches et des opérations techniques explicitement mentionnées dans les diverses conventions collectives en vigueur9.
Les comédiens enquêtés sont nombreux à accepter cet investissement non payé. L’amour d’un texte, l’affinité avec les porteurs de projet, l’adhésion au collectif de travail sont alors les premières motivations énoncées. La justification du travail non rémunéré paraît ainsi correspondre à une rhétorique vocationnelle qui conteste toute importance au gain financier et affirme la gratuité du geste artistique, contre la contrainte commerciale ou la routine du travail salarié (Bourdieu 1971 ; Sapiro 2007). Cependant, l’approfondissement de cette question au cours des entretiens révèle aussi qu’intérêt artistique et intérêt économique ne s’opposent jamais complètement. Ne serait-ce que parce qu’il s’agit a minima, pour le comédien, de chercher à pérenniser sa position professionnelle au sein de réseaux où ses aspirations artistiques trouveraient à se réaliser. En ce sens, l’implication désintéressée dans un projet ne s’avère gratuite qu’à court terme. Cette forme d’engagement dans le travail s’inscrit en effet dans un pari sur l’avenir professionnel, aux consonances matérielles vite évidentes. Le travail non rémunéré est conçu comme un investissement qui doit fournir un retour à moyenne échéance – perspective de recettes, espoir d’un achat de spectacle, pari sur le réseau de jeunes metteurs en scène perçus comme prometteurs (Pilmis 2012 ; Cardon & Pilmis 2013). Du reste, l’indemnisation chômage est couramment mobilisée pour assurer le risque pris10.
Ce dernier élément illustre le caractère exceptionnel du régime des intermittents du spectacle (Menger 2011). Il atteste aussi de l’emprise des institutions salariales sur la régulation de l’activité artistique, ce que retrace bien Mathieu Grégoire (Grégoire 2013). Ce dernier, en prolongeant les arguments de Bernard Friot (Friot 1998), voit même dans ce recours étendu au salaire socialisé la marque d’un contre-pouvoir des travailleurs intermittents. L’articulation entre discontinuité des contrats et régime spécifique d’indemnisation chômage, qui instaure un décalage entre emploi, travail et rémunération, donnerait aux artistes la liberté de définir leurs investissements, si nécessaire en choisissant de ne pas recourir à l’emploi salarié11.
Certains équilibres temporaires trouvés par quelques comédiens interrogés semblent à première vue l’illustrer. Une comédienne est ainsi engagée par un grand théâtre lyrique parisien en tant que chanteuse de second rang, avec salaires réguliers et répétitions payées. Ce contrat lui procure quelques années l’assise matérielle et une quantité suffisante de cotisations à l’assurance chômage. Dans ces conditions, elle peut s’investir dans d’autres projets qui ne sont rémunérés que pour la représentation :
« – Quand on est payé 200 euros brut par représentation pour ce genre de projets de petite compagnie, […] c’est vraiment pas mal.
– Vous ne pourriez pas faire que ce genre de choses ?
– Ah non, mais c’est pour ça que […] sans le Théâtre-Lyrique [grand théâtre parisien], j’étais hors circuit. »
(Christine B., 46 ans, comédienne, formée en cours privé, exclue depuis un an de l’indemnisation chômage en janvier 2012, vit à Paris.)
Une autre enquêtée présente régulièrement, dans des cafés-concerts, un spectacle de cabaret rémunéré à la recette. Ce sont toutefois ses contrats pour des créations produites par des centres dramatiques nationaux12 et des théâtres municipaux de grandes villes qui alimentent son indemnisation chômage :
« Moi, […] être dans des réseaux subventionnés, ça m’a permis d’être dans des trucs pas payés. Je m’en foutais. Pour moi, l’intermittence [sic], ça sert quand même à ça. C’est-à-dire que ça sert justement à faire des créas non subventionnées. Moi je suis subventionnée par l’État [sic], donc peu importe si je suis pas payée quelquefois, finalement. Il faut juste pas que ça dure, comme là, cette année, où tout d’un coup, je suis prise à la gorge et je ne peux juste plus rien faire. »
(Élodie E., 29 ans, comédienne, formée à l’ENSATT13, exclue depuis cinq mois de l’indemnisation chômage en mars 2013, vit à Lyon.)
L’expérience est similaire pour un comédien qui est régulièrement engagé sur des petites apparitions dans un grand théâtre municipal de province. Cet engagement récurrent soutient ses projets personnels peu payés pendant quatre années :
« Je suis arrivé à entrer au théâtre des Jacobins [théâtre municipal], j’ai passé une audition. De 1996 à 2000, j’ai été repris tous les ans aux Jacobins. C’était vraiment un confort. Parce qu’il y avait minimum un mois de répétitions. Cette période, elle était bien. Parce qu’on pouvait faire à côté des trucs beaucoup plus personnels avec une compagnie, des amis. […] Là c’est des subventions de la ville, mais c’est des grosses subventions, comme l’opéra, quoi. Donc pas mal de moyens. Une pièce, c’était généralement un mois ou cinq semaines de répétitions. Et les pièces qui se jouaient au théâtre des Jacobins, on jouait minimum un mois. Parfois plus, quand c’était des grosses pièces autour de Noël. Alors là, c’était deux mois. »
(Michel B., 56 ans, comédien, formé en cours privé et conservatoire municipal parisiens, exclu depuis deux ans et demi de l’indemnisation chômage en mars 2013, vit à Villeurbanne.)
Indéniablement, le régime spécifique d’assurance chômage des intermittents du spectacle assure à ces comédiens une autonomie partielle. Il leur donne la possibilité temporaire de s’investir dans des projets peu ou pas rémunérés. Mais ces exemples montrent également que l’efficience de ce régime dépend en grande partie de la qualité des emplois qui permettent d’y accéder. Il faut en effet souligner les caractéristiques particulières des engagements qui, pour reprendre les expressions citées, ont permis à ces comédiens de se maintenir « dans le circuit » sans être aussitôt « pris à la gorge ». C’est l’intégration à des emplois soutenus par des structures centrales (en l’occurrence théâtre municipal parisien ou de grande ville, centres dramatiques nationaux) suffisamment financées et respectant les normes salariales (définies par les conventions collectives en vigueur), qui leur garantit une stabilisation professionnelle très difficile à atteindre autrement. Ainsi, pour ces artistes, l’exclusion des emplois de ce type signifie à terme la perte de leurs droits à l’indemnisation chômage.
2. Conditions de travail contraintes à la marge de l’emploi subventionné
Un accès à l’indemnisation chômage tributaire de la qualité de l’emploi
Dans ces conditions, on comprend que les relations amicales nouées à l’occasion d’emplois peu reconnus ne puissent tout à fait contenir le désir de rejoindre des réseaux professionnels plus légitimes. Les « grands metteurs en scène », les institutions du théâtre « national », voire le « théâtre subventionné », suscitent chez les comédiens interrogés une attirance, parfois une fascination, que n’explique pas seulement leur légitimité symbolique. Dans les parcours décrits, les périodes les plus stables dans l’emploi et l’indemnisation chômage résultent d’engagements réguliers pour des productions avec répétitions payées, réitérations des cachets de représentation lors de tournées et rémunérations relativement satisfaisantes14. Ces conditions sont réunies à l’occasion, rare et recherchée, de contrats avec des structures suffisamment dotées : CDN, théâtre municipal d’une grande ville ou, dans une moindre mesure – du fait des remises en causes budgétaires – compagnie régulièrement insérée dans les réseaux de financements publics. À l’inverse, l’engagement par des compagnies peu ou pas subventionnées, des salles privées et même des théâtres privés parisiens, est pour ces comédiens synonyme de précarité, de conditions de travail moins favorables et de tâches non rémunérées et non déclarées :
« J’ai pu faire d’autres spectacles de petites compagnies qui étaient peu subventionnées voire pas subventionnées. Donc, ça donne : travail de répétition en général pas payé. Et après sur les représentations, il y a tous les cas de figure : des cachets, ou pas de cachet, mais c’était à la recette, ce qui m’est arrivé rarement, mais c’est arrivé. Donc là, on travaille parfois gratos. »
(Jeanne C., 53 ans, comédienne, formée en cours privé parisien, a connu une exclusion de l’indemnisation chômage comprise entre deux et trois ans [durée exacte non précisée] entre 2008 et 2011, bénéficie de ses droits en mai 2012, vit à Marseille.)
L’hétérogénéité des expériences rapportées au cours des entretiens montre bien que l’activité de ces comédiens – et au-delà, des intermittents du spectacle – ne peut être appréhendée uniformément à l’aune de la flexibilité de l’activité et de leur régime spécifique de socialisation du risque professionnel. Il faut prendre plus précisément en compte la spécificité des emplois régulièrement occupés : la propension inégale des organisations employeuses à respecter les normes salariales en vigueur conditionne fortement l’accès à l’indemnisation chômage. L’autonomie à laquelle aboutit un salarié grâce à ses droits à la protection sociale est ainsi attachée à ses contrats de travail, fût-il intermittent du spectacle. C’est là précisément une des multiples dimensions de la qualification, ici entendue en termes de reconnaissance statutaire d’un poste sur le marché du travail (Rose 2012).
Accéder aux emplois valorisants sans formation valorisée : une trajectoire improbable
Les différences et les hiérarchies entre les différents secteurs de leur espace professionnel sont très bien perçues par la plupart des comédiens interrogés. Ils savent non seulement définir leur propre positionnement, mais encore l’évaluent par leur distance au réseau des théâtres nationaux et des centres dramatiques nationaux ou, pour les moins intégrés au marché du travail, aux subventions publiques. Dans cette perspective, ils ont raison de faire de leur parcours de formation initiale le facteur explicatif principal de leur exclusion totale ou partielle de ce qu’ils appellent la « famille du subventionné ». Aucun n’a connu d’engagement dans un théâtre national, aucun non plus n’a fréquenté le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD) à Paris ou l’École supérieure d'art dramatique du Théâtre national de Strasbourg (TNS), voies d’accès privilégiées aux « grands metteurs en scène » (Katz 2005 ; Thibault 2015). Pour autant, parmi les enquêtés rencontrés, cinq comédiens âgés d’environ 30 ans ont été formés soit dans une école supérieure soit dans la classe libre du cours Florent (cf. encadré sur les caractéristiques sociales des enquêtés). Il est significatif qu’ils aient davantage été employés pour des productions et des organisations théâtrales mieux financées par la puissance publique que leurs collègues autodidactes ou issus de conservatoires municipaux et de cours privés. La trajectoire initiale de ces jeunes comédiens, au sein du réseau des théâtres publics et de compagnies subventionnées, s’inscrit dans un univers professionnel plus légitime et sélectif que celui de leurs collègues travaillant davantage pour des compagnies peu subventionnées, pour le café-théâtre ou pour le théâtre privé.
Les débuts de leur parcours illustrent ainsi le bénéfice que de jeunes comédiens retirent de la fréquentation d’une école d’art dramatique supérieure pour pénétrer le champ théâtral (CESTA 2005 ; Thibault 2015). Dans un premier temps, en effet, leurs expériences professionnelles commencent favorablement grâce au parrainage d’enseignants également actifs dans le réseau des CDN. Cependant, le tissu professionnel façonné dans ces écoles apparaît plus fragile que celui qui s’offre aux anciens élèves des deux seuls établissements nationaux sous la tutelle du ministère de la Culture (CNSAD et école du TNS), d’autant que ces derniers sont soutenus par l’État après leur formation15. Ainsi, après un début prometteur, les comédiens enquêtés souffrent d’un essoufflement graduel de leur progression professionnelle. Leurs carrières, qui se sont développées localement, peinent, après plusieurs années, à rayonner nationalement, alors que dans le même temps, les CDN de province s’ouvrent aux artistes issus des réseaux nationaux. Tous s’interrogent sur le choix entre un déménagement à Paris, dans l’objectif incertain d’une densification de leurs relations professionnelles, et la poursuite d’une activité en province en composant avec les conditions salariales des compagnies locales, moins avantageuses, voire précaires. Certains hésitent également à abandonner l’activité de comédien. Ce découragement est évidemment renforcé par la perte des droits à l’indemnisation, vécue comme un échec.
Les conditions « normales » du métier : des modalités de travail réservées à une élite ?
C’est que travailler avec les « petites compagnies qui se paient comme elles le peuvent avec les représentations » équivaut à « la découverte d’un monde », pour reprendre les mots d’une comédienne qui fait partie de ces jeunes artistes accoutumés aux conditions d’emploi des productions soutenues par les théâtres publics16. Celle-ci n’avait jamais répété sans être rémunérée jusque-là. Son cas montre que les « dispositions au sacrifice et au don de soi » varient selon les ressources dont disposent les acteurs et, davantage ici, selon les contextes professionnels qu’ils sont amenés à expérimenter (Sorignet 2014). Comme l’écrit Serge Proust, « le pôle le plus professionnalisé et rationalisé du théâtre public (celui des théâtres nationaux et centres dramatiques nationaux) » pourrait bien être ainsi le terrain d’une « mise à l’épreuve » de l’idéal de la troupe et des valeurs d’abnégation qu’il suppose (Proust 2003 : 110-111). Est-ce à dire que la distance prise avec l’ascèse artiste est uniquement le propre d’une minorité formée en école supérieure ? Après avoir connu des conditions de travail « privilégiées », ces jeunes comédiens expérimenteraient le décalage entre une conception « élitiste » du métier et les conditions ordinaires de son exercice, définies par la « débrouille » et la précarité de l’emploi17. Sans en déduire une relation mécanique, on peut établir une correspondance entre les trajectoires des enquêtés au sein des structures les plus respectueuses des normes conventionnelles et leur critique des conditions de travail au sein des petites compagnies, voire leur identification au salariat et à ses droits. À l’inverse, les individus étrangers au travail en CDN et en théâtres institutionnels identifient plus rarement, et donc dénoncent moins en tant que telles, les entorses aux normes salariales. Il est ainsi significatif de constater que l’éthique du désintéressement est d’autant plus marquée chez les comédiens situés sur les segments les moins stabilisés du marché de l’emploi théâtral. C’est en effet chez les individus les plus familiarisés avec la précarité professionnelle que l’on trouve davantage les conceptions éthiques qui la justifient, autrement dit un « principe de rationalisation de l’engagement permettant de faire face […] à l’incertitude de la vie d’artiste » (Laillier 2011 : 494).
Cette interprétation vaut également pour la position intermédiaire des comédiens plus âgés, dont la période d’initiation professionnelle, au sein de compagnies, court des années 1980 à 1990 (période décrite par certains d’entre eux comme « l’âge d’or des années Lang18 »). Socialisés à un « idéal de la troupe » (Proust 2003) – cependant supporté par des conditions d’accès à l’indemnisation chômage plus favorables avant la réforme de 2003 – ils tolèrent encore d’être mis à contribution gratuitement sur des projets collectifs, davantage que leurs collègues plus formés. Mais c’est aussi souvent faute de mieux. Quand ils ont eu la possibilité d’expérimenter le confort des institutions publiques, c’est ce dernier espace professionnel qui, pourtant souvent désigné comme privilégié, leur apparaît pleinement respectueux de l’exercice « normal » du métier :
« Là pour le coup, ça doit être que dans le théâtre subventionné [l’enquêtée fait référence à son expérience dans un grand théâtre municipal parisien] que l’on retrouve des conditions qui devraient être normales. Parce que les répétitions, c’est quand même pas le moindre dans notre métier. Et je pense maintenant qu’il y a guère que le théâtre subventionné qui peut se permettre de payer confortablement et de déclarer. Ça les répétitions, c’est un gros problème. Ça reste un gros problème. »
(Sophie J., 50 ans, comédienne, formée en conservatoire municipal de province et cours privé parisien, est sur le point de recouvrer ses droits à l’indemnisation chômage en mai 2012 après une période d’exclusion de six mois, vit à Paris.)
C’est qu’en réalité, « travailler dans le subventionné, c’est pas juste une histoire d’argent » pour reprendre les termes de sa collègue de la même génération, qui évoque alors sa seule expérience de création produite par un CDN dans les années 1990. Si son métier semble pour elle pleinement reconnu dans les institutions publiques, c’est d’abord parce que le temps de la création – c’est-à-dire, notamment, des répétitions – y est rémunéré. Mais c’est aussi parce qu’y règne une division claire du travail entre les différents métiers impliqués dans la création :
« C’est un confort de travailler avec les techniciens, ce que moi j’aime beaucoup. Parce que le spectacle nécessitait qu’il y ait des réglages qui ne pouvaient pas s’enregistrer en fait. […] C’est un très bon souvenir aussi de ce point de vue-là, parce que ça se tricotait vraiment ensemble, entre la technique et l’artistique pour faire avancer le spectacle. D’ailleurs pour moi […] c’est vraiment un tout. »
(Clarisse N., 48 ans, comédienne, formée en cours privé parisien, a connu des périodes d’exclusion de l’indemnisation chômage de plus de six mois consécutifs en 2003 et 2007 [durées exactes non précisées] et d’un mois en janvier 2012, bénéficie de ses droits en janvier 2013, vit à Paris.)
Une nette division du travail entre chaque métier au sein de l’organisation a pour corollaire la possibilité pour l’acteur de mobiliser son savoir-faire spécifique, en interaction avec les compétences de ses collaborateurs. À la dispersion d’énergie que supposent la polyvalence et le brouillage du temps de travail dans une compagnie peu financée, s’oppose la concentration créative que permet le professionnalisme du théâtre institutionnel :
« – Quand on arrive dans un théâtre subventionné, c’est pas le Théâtre des Offices [petit théâtre privé parisien qui loue son espace aux petites compagnies] !
– C’est-à-dire ?
– L’équipement, tout bêtement. Un théâtre spacieux, des loges spacieuses, tout bêtement. On a un régisseur qui vous donne le top une demi-heure avant, un quart d’heure avant. On a juste à penser au jeu quoi. Il y a les costumes, une costumière, une habilleuse […]. Moi je sortais de la Jonquille [compagnie itinérante] où sur la route, on fait tout. Quand je dis qu’on fait tout : on décharge le camion, on monte le décor. C’est à l’ancienne : Molière. On règle les éclairages, on répète un peu, on joue, on sort de scène, on démonte, on décharge le camion. Et puis comme on est chez l’habitant, on discute un peu avec eux. Parce que pour eux à chaque fois c’est une fête. Même si pour nous, à chaque fois on est fatigués. Donc il s’agit pas de leur gâcher leur plaisir. Là, c’est l’opposé absolu. On a juste à jouer. »
(Sophie J., comédienne, voir supra.)
Les faibles capacités financières des organisations pour lesquelles travaillent les comédiens interrogés supposent de ces derniers un surcroît d’effort pour pallier les défauts matériels. Qu’il s’agisse des répétitions à préparer à son domicile, des opérations techniques à ajuster faute de techniciens ou des costumes à arranger, la polyvalence, synonyme d’esprit de troupe et, éventuellement, d’enthousiasme, est aussi souvent décrite comme source d’éparpillement et de fatigue.
Les restrictions matérielles, facteur d’altération de la qualité du travail
Selon les réseaux professionnels (dotés ou non) dans lesquels il se situe, un comédien connaît des conditions de travail (polyvalence ou division stricte du travail entre les différents métiers) et de rémunération (prise en compte ou non du temps de création) extrêmement différentes ; mais la variabilité de cette situation détermine tout autant le contenu de l’activité. Ce constat est d’autant plus évident dans le cas de cet acteur comique habitué aux salles privées lyonnaises19, qui travaille toujours ses répétitions sans salaire et doit adapter ses spectacles à une économie de moyens : deux acteurs engagés au maximum. Non seulement cet acteur souffre de la polyvalence de jeu que ce format lui impose, mais il est convaincu que, dans ces conditions, il ne pourra jamais accéder aux « textes de qualité » à l’origine de sa vocation (Cyrano, Shakespeare), à moins de pouvoir un jour franchir les « murs » qui le séparent du TNP de Villeurbanne (CDN) ou du théâtre des Célestins (théâtre municipal lyonnais). Le raisonnement vaut aussi dans les régions moins mercantiles de la profession. En effet, les petites compagnies peu subventionnées qui entreprennent de monter Molière ou Lorca sans trop de financements n’offrent guère plus de garanties de « qualité » à leurs comédiens. Faute de pouvoir rémunérer suffisamment de répétitions, la surcharge de travail et le manque d’élaboration collective ont des incidences directes sur le contenu de la pratique artistique :
« Moi je sais que <pour jouer Henriette dans> les Femmes savantes […] chez Colombine [nom de la compagnie], j’ai dû avoir six répétitions. C’était vertigineux, parce que c’est un rôle énorme et j’étais totalement paniquée la première fois que je l’ai joué. Six répétitions, c’est très peu. […]. Ça fait que moi, j’ai énormément travaillé chez moi, comme le font les musiciens ou les chanteurs […], sauf que, pour le théâtre, rien ne remplace les répétitions ensemble. Donc il y a une partie du théâtre que l’on peut faire tout seul. Mais il y a un moment où on a besoin des autres. Et de ce point de vue là, ça influe sur la qualité, parce qu’il y a une partie du travail que l’on peut pas faire tout seul. Et en plus travailler comme ça dans l’urgence, la fatigue, etc. Je pense que nerveusement cela amène quelque chose qui n’est pas bon pour la sérénité du spectacle et de l’ensemble. Du coup ça génère un stress qui, évidemment, n’est pas bon pour la qualité du spectacle. On peut pas tout pallier. »
(Sophie J., comédienne, voir supra.)
Les discours convenus sur les professions artistiques conçoivent l’amour de l’art ou le génie comme des antidotes à toute forme de découragement. Il en va de même lorsque la sociologie reconduit la notion de « talent ». Comme l’a analysé Manuel Schotté, une telle notion pousse dans un même élan à envisager la « motivation intrinsèque » ou « l’excès de confiance et d’optimisme » comme des variables déterminantes dans les inégalités de réussite. En réalité, les qualités artistiques ne sont pas « déjà-là », attendant un terrain propice à leur floraison (Schotté 2013 ; voir aussi Jeanpierre 2012). En l’occurrence, le champ d’action des artistes, et donc, la construction, par eux-mêmes, de la qualité de leurs réalisations, sont grandement déterminés par les conditions matérielles de leur pratique, inégalement distribuées entre les différents segments du marché du travail. Or, c’est bien de cela que dépend la « motivation intrinsèque » :
« Si on est payé pour répéter, on ne fait que ça. Si on n’est pas payé, ben, on est obligé d’aller bosser ailleurs. C’est aussi bête que ça. »
(Clarisse N., comédienne, voir supra.)
Ainsi, la présence d’un acteur en répétition se conçoit autant sur un plan physique que mental. La fatigue engendrée par la gratuité des investissements, qui occasionne déjà une privation de revenu, a aussi potentiellement des effets négatifs sur l’énergie mobilisable. Sans se prendre personnellement en exemple, les individus interrogés peuvent au moins en faire l’observation pour leurs collègues :
« Ils [le théâtre – salle privée parisienne] paient un technicien. Un technicien lumière, tout ça. Et s’il ne fait pas son boulot, c’est nous qui nous tapons de porter tous les accessoires, etc. En plus, mes deux camarades, c’est eux qui font l’animation scolaire. Ils sont sur les genoux. […] Ils le disent d’ailleurs. “On n’est pas allés à fond.” […] Toute la fatigue engendrée nuisait à leur concentration avant d’être sur scène. »
(Amélie S., 57 ans, comédienne, formée en cours privé parisien, a été exclue à plusieurs reprises de l’indemnisation chômage plus de six mois [périodes exactes non précisées], vit à Paris.)
Au fil des questions sur les conditions effectives de leur travail, certains enquêtés en arrivent à prendre leur distance avec l’« injonction au bonheur » dont leur métier fait l’objet. Ils rompent alors avec l’illusio, leur « talent » ne leur permettant pas de déjouer les difficultés matérielles (Sinigaglia 2013). Dans ces cas, la perception de leur travail comme altéré et inaccompli les conduit à remettre en cause leur identité professionnelle d’acteur. Faute de pouvoir mesurer leurs aptitudes dans les conditions de travail les plus régulées, certains se comparent même aux artistes amateurs rencontrés sur certaines scènes :
« “Semi-professionnelle” : objectivement si, par exemple, je joue sur un spectacle et que j’accepte de ne pas être payée sur les répétitions, et que j’accepte d’être payée a minima pour les représentations, 70 euros le cachet, c’est bien évident que je ne gagne pas ma vie avec. […] Je pense qu’il y a vraiment des amateurs qui ne font pas si mal leur boulot que ça. Je pense qu’il y a des professionnels qui, à force de courir à droite à gauche pour gagner leur vie, ou autrement, produisent des choses de qualité moindre, à force de rogner sur le temps de répétition, sur les conditions de spectacle. […] <On se dit> “Ok, on va le faire, mais enfin, c’est pas sérieux tout ça.” [silence] […] Quand un programmateur met 200 personnes dans une pièce [i.e. dans le public] alors qu’on avait bien dit que c’était un spectacle pour 50 personnes. Je me retrouve dans des conditions où, de fait, je suis mise devant le fait accompli, le spectacle se joue et… ça ne correspond pas aux dimensions du spectacle. Et voilà : on fait de la merde. »
(Jeanne C., comédienne, voir supra.)
L’observation de cette enquêtée concentre à elle seule les contradictions qui traversent le marché du travail des comédiens et les représentations communes qui les réactivent. L’art, s’interroge-t-elle, relève-t-il effectivement de conditions de travail socialement déterminées ? La prestation d’un amateur ne peut-elle parfois surpasser celle d’un professionnel déclaré ? Mais c’est finalement parce qu’ils sont arrimés aux mêmes situations de (quasi-)bénévolat, que l’un ne s’en sort « pas si mal », quand l’autre rogne sur la « qualité » de son travail. En définitive, c’est l’amateurisme des conditions d’emploi (« c’est pas sérieux tout ça ! ») qui, méconnaissant à la fois la valeur salariale du comédien et les exigences techniques minimales de son métier, oblige ce dernier à se départir lui-même de tout professionnalisme.
3. Les activités « limitrophes » : détournement technique et marginalisation professionnelle
« Perdre le contact avec le plateau »
Le sentiment, exprimé par les intéressés, d’une forme d’éloignement de son métier ne se résume donc pas au moment brutal où, perdant la source majeure de revenus que représente l’indemnisation chômage, s’éteint le dernier signe de leur identité professionnelle. En réalité, leur désaffiliation professionnelle commence en amont. Elle se traduit par l’expérience d’emplois peu valorisés où ils constatent l’altération de leur pratique artistique. Cette altération est encore vécue dans le recours à diverses occupations limitrophes au métier traditionnel de comédien, occupations qui ne lui sont pas rattachées sans problème de définition.
L’homologation d’un certain nombre de ces activités par l’annexe 10 de l’assurance chômage, comme relevant du métier d’« artiste du spectacle », n’empêche pas certains enquêtés de les vivre comme un détournement de leurs aspirations initiales. Le sentiment d’aliénation dont témoigne la plupart des individus interrogés ne relève donc pas de l’exercice de « petits boulots » étrangers au savoir-faire de comédien, c’est-à-dire d’une forme de polyactivité20 non souhaitée. C’est au contraire la ressemblance de ces emplois de subsistance avec leur pratique artistique qui génère un sentiment critique. C’est pourquoi certains se distancient d’une telle forme de pluriactivité et consacrent leur temps à un travail alimentaire clairement défini comme tel.
On ne peut cependant mettre toutes ces activités limitrophes sur le même plan, ne serait-ce que du point de vue des compétences qu’elles requièrent. Certaines d’entre elles sont décrites comme n’exigeant aucune expérience ni initiation à l’art du comédien : faire de la figuration audiovisuelle, être employé comme statue vivante au Musée Grévin, incarner des personnages costumés dans des parcs d’attraction ou se déguiser en père Noël pour les grands magasins. D’autres paraissent nécessiter des compétences d’artistes, mais mobilisées de façon routinière : égayer les visites du Musée des arts forains, effectuer des numéros de clown à Marineland, animer des goûters pour enfants ou travailler dans l’événementiel. Enfin, certaines supposent l’exercice de techniques proprement théâtrales, mais déviées de leur but initial. C’est le cas de la formation ou de l’enseignement, parfois sous forme d’intervention socio-culturelle auprès de publics dits « en difficulté », ou de la représentation théâtralisée de problématiques managériales en entreprise. Parce qu’elles occasionnent un important sentiment de dépréciation personnelle, les activités décrites comme les moins qualifiées sont unanimement décriées. En revanche, la formation et l’animation socio-culturelle, et davantage encore le théâtre en entreprise, suscitent des avis plus positifs.
Ainsi, les enquêtés qui se consacrent aux activités de formation et d’animation défendent la transmission de savoirs spécifiques de comédien comme « relevant du métier », et déplorent, à ce titre, le fait qu’il soit si difficile de les faire reconnaître dans le cadre de l’annexe 10 de l’assurance chômage21. Ils concèdent cependant que ces savoirs sont détournés de leurs finalités créatives vers des usages sociaux ordinaires (comportements professionnels ou éducation civique) et justifient à chaque fois de tels engagements par des motivations pécuniaires. Il s’agit explicitement de pallier la baisse d’activité et de pouvoir cotiser à l’assurance chômage. C’est ce que dénoncent d’autres enquêtés, comme Jean B.22, acteur, habitué au travail en compagnie, qui, s’estimant « comédien, pas prof », y voit un expédient à la « [perte de] contact avec le plateau ».
Le théâtre en entreprise est plus ouvertement utilitaire que l’engagement dans la formation ou l’animation. Pour les comédiens qui y sont employés, cette activité s'apparente à une forme « d'art mercenaire », très éloigné des exigences de « l'art pur » (Mauger 2006) auquel ils préféreraient dédier leur temps. Mais le fait qu’ils ne s’arrêtent pas à ces caractéristiques négatives est significatif de leur conception artisanale du métier de comédien à laquelle, non seulement ceux qui pratiquent le théâtre en entreprise, mais les enquêtés dans leur ensemble, sont attachés. Les contraintes mercantiles de ce type de production ne concernent en effet que le contenu des scénarios que les acteurs engagés doivent élaborer (mettre en scène des préoccupations managériales sous la dictée de leurs interlocuteurs). Dans ce cadre, les comédiens restent libres dans la mise en œuvre des techniques de jeu. Ces conditions spécifiques circonscrivent un champ d’action, certes étroit, mais autonome, où exercer leur savoir-faire. Une comédienne, par exemple, compare cette pratique à une « gymnastique » ou « une barre, comme pour les danseurs », qui lui a permis d’entretenir une mémoire et une rapidité réinvesties ailleurs (dans la Commedia dell’arte en l’occurrence). Cet espace de travail est aussi l’occasion d’outrepasser les clivages professionnels et esthétiques, pour partager un artisanat commun entre acteurs (Moulin 1983 ; Perrenoud 2013) sans intervention des metteurs en scène. Dans la mesure aussi où cette activité, au moins pour les comédiens interrogés, leur donne la possibilité de faire reconnaître leurs compétences en leur procurant un salaire satisfaisant, elle apparaît comme une exception à l’ensemble des emplois peu valorisés utilisés pour pallier leur baisse de cotisation à l’assurance chômage.
On voit donc grâce à ce dernier exemple que la valorisation des occupations annexes ou limitrophes par les intéressés eux-mêmes dépend en grande partie du contenu du travail mobilisé. Les comédiens interrogés admettent ou contestent l’assimilation relative de ces activités au « métier » selon la plus ou moins grande dissemblance entre les opérations techniques qu’elles sollicitent et celles requises en situation de jeu « sur le plateau23 ». Certes, le travail de définition, par l’assurance chômage, des bornes de l’indemnisation n’est pas sans contredire cette conception restrictive, en admettant dans son champ les activités unanimement jugées comme étrangères au métier de comédien. Dans un contexte de précarité des conditions d’emploi, cette homologation institutionnelle participe d’une redéfinition concurrente du champ professionnel (Bureau & Shapiro 2009) autour de ce que certains enquêtés désignent sous le vocable d’« intermittence »24. Mais précisément, même dans ce contexte, les comédiens interrogés restent attachés à une conception technique du métier. Celle-ci ne peut être envisagée comme accordée à une simple « construction nominale » de la pluriactivité (Becker 2009) qui séparerait activité légitime (le « métier ») et activités stigmatisées (les activités limitrophes) – à moins de rabattre toute réalité humaine au niveau de ses représentations discursives25. En réalité, cette qualification technique du métier relève aussi de processus très pratiques de transmission des savoir-faire théâtraux au sein de structures de formation que la plupart des comédiens ont fréquentées (Menger 1997)26. Ce métier a un contenu effectif, continuellement reconduit et reconstruit au cours des phases de répétition et d’interprétation, et notamment sur les segments les plus intégrés du marché du travail, vers lesquels les enquêtés restent polarisés27.
Marginalité professionnelle et individualisation du travail d’organisation
Ainsi, ces activités connexes détournent l’art de l’acteur de ses finalités techniques classiques – la représentation artistique. De même, elles sont éloignées des collaborateurs et recruteurs traditionnels des comédiens. Dès lors, les espaces professionnels constitués par ces activités peuvent certes constituer des lieux de sociabilité et d’assistance entre artistes en difficulté (Menger 2011), mais la marginalité professionnelle de ces derniers rend précisément leurs rencontres peu décisives. La figuration audiovisuelle, par exemple, est au centre des réseaux d’entraide de certains des comédiens interrogés, mais assimilés alors à une sorte de « décor vivant » (Sigalo Santos 2014), ils n’accèdent donc pas, par cette voie, aux intermédiaires les plus significatifs. De même, le théâtre en entreprise occasionne de « belles rencontres » selon les termes de certains enquêtés. Mais elles ont lieu entre acteurs, jamais avec des metteurs en scène susceptibles de les recruter.
Cette caractéristique négative recèle une dimension supplémentaire. Dès lors que les comédiens n’évoluent plus dans un contexte de création artistique susceptible de les valoriser auprès des recruteurs, le travail invisible qu’ils déclarent devoir fournir pour « se vendre » augmente fortement. Alors que les emplois théâtraux les plus légitimes assurent une visibilité qui construit, à la faveur du travail artistique lui-même, réputation et entregent professionnels, l’effort de veille et d’information sur les activités à pourvoir est d’autant moins efficace que ces acteurs évoluent dans des espaces non légitimes, en dehors des réseaux les plus intégrateurs. Faute d’identifier tout à fait ce mécanisme, les comédiens interrogés le retournent fréquemment contre eux-mêmes, l’assimilant à une défaillance personnelle :
« J’ai jamais été très douée, à courir les premières, à courir les mondanités […] J’ai toujours préféré le travail à ça. Et mine de rien c’est devenu important de ce côté là. Il faut savoir paraître et se vendre et aller chercher… enfin, c’est les deux quoi. Moi c’est vrai que je sais travailler. Je suis d’accord pour qu’on vienne voir mon travail, c’est là-dessus que je me défends. Mais après, j’ai peut-être plus de mal à être… Ou c’est peut-être quelque chose que j’ai pas assez fait, et du coup je me sens un peu isolée. »
(Céline B., 29 ans, comédienne, formée à l’École nationale supérieure d’art dramatique de Montpellier, est exclue depuis un an et demi de l’indemnisation chômage en janvier 2012, vit à Paris.)
En réalité, « savoir paraître et se vendre », pour reprendre les mots de cette comédienne, est une compétence « para-professionnelle » (Pilmis 2007a) qu’un travailleur doit d’autant plus mobiliser qu’il évolue sur un marché du travail flexible et qu’il n’a pas (ou pas encore) noué de relations suffisamment durables avec des employeurs réguliers. Le travail de placement et de mise à disposition de soi, mais aussi de coordination et d’arbitrage entre les offres d’emploi potentielles, s’apparente ainsi à une réponse individuelle à l’externalisation de la gestion des compétences et du risque d’obsolescence de la main d’œuvre. Or, comme l’a analysé Pierre-Michel Menger, ce sont avant tout les réseaux professionnels qui, au niveau collectif, « facilitent les recrutements par cooptation et l’identification des compétences sur la base des réputations individuelles » (Menger 2011 : 46-47). Ils émergent comme des « éléments de stabilité qui sont la nécessaire contrepartie de [cette] recherche permanente de flexibilité et de réduction des frais fixes », et constituent ainsi des « mécanismes de structuration des relations interindividuelles qui opèrent à la croisée de ce que serait un mode de relations ponctuelles, sans mémoire et sans cesse changeantes, et de ce que peut être l’organisation au sein d’une entreprise ou d’un groupe professionnel formellement clos sur lui-même » (Menger 2011 : 46-47). Les inégalités entre ceux qui sont au cœur des relations d’interconnaissance les plus denses et ceux qui en sont exclus correspondent précisément à cette inégalité d’accès à ce travail d'organisation des réseaux. Ceux qui sont situés sur les segments professionnels les plus dépréciés doivent par conséquent le compenser individuellement, avec d’autant plus de difficulté qu’ils manquent de ressources pour le faire.
C’est donc doublement que les activités « hors métier » sont peu valorisantes : conçues comme peu épanouissantes, elles ne permettent pas non plus aux comédiens impliqués d’évoluer au-delà d’un espace de travail limité et peu légitime. Le sentiment de dispersion identitaire qu’elles occasionnent est ainsi redoublé par un déficit de confirmation professionnelle. Il n’est donc pas rare que les comédiens interrogés déclarent avoir abandonné de tels palliatifs ou évoquent leur projet de le faire, quitte à renoncer au bénéfice de l’assurance chômage.
Conclusion
La qualification par l’accès au « statut » d’« intermittent » – i.e. l’indemnisation chômage – dissimule dans les faits une disparité de niveaux d’intégration professionnelle. Dans cette perspective, la perte de ces droits est l’aboutissement d’une dégradation des conditions d’emploi et de travail expérimentée bien en amont. Centrer l’observation sur les processus de désaffiliation professionnelle invite à mettre au jour, du fait de l’hétérogénéité des trajectoires prises en compte, les principes contradictoires de stabilisation dans l’activité et de disqualification à l’œuvre sur le marché du travail de comédien. Sur ce marché qui est de toute évidence flexible et peu régulé, les emplois les mieux financés, et en définitive, les plus respectueux des normes salariales, y sont précisément rares et convoités. Dans cette perspective, l’emploi théâtral public assure non seulement une fréquence d’activité et de cotisation, mais aussi des conditions de travail favorables. C’est le fait de pouvoir y accéder ou non qui explique, à ce titre, les inégalités de maintien des comédiens dans le métier. Or, ce métier doit s’entendre de deux façons complémentaires : d’une part, comme une communauté de travail où mobiliser ses savoir-faire et être reconnu ; d’autre part, comme un contenu technique attribué au travail, réalisable dans des conditions matérielles spécifiques. Dans cette optique, l’étude de la situation des comédiens exclus de l’indemnisation chômage met en évidence leur adhésion très limitée aux formes altérées de leur activité que supposent les conditions ultra-flexibles de l’emploi. Ils restent ainsi polarisés vers des emplois et une pratique professionnelle auxquels ils n’ont pourtant été, au mieux, que très imparfaitement introduits. Il est donc possible que les conditions de régulation du marché du travail réservent l’art du comédien, tel qu’appris dans les écoles, seulement à une minorité de salariés intégrés et qualifiés. Il apparaît cependant que la conversion des autres aux positions professionnelles peu valorisées s’effectue rarement avec leur assentiment.