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Dossier

Tableaux croisés : le marché de la peinture, entre sociologie de l’art et histoire culturelle

Entretien avec Julie Verlaine
Double Perspective: The Art Market—Between the Sociology of Art and Cultural History. A Conversation with Julie Verlaine
Tablas de contingencia : el mercado de la pintura, entre sociología del arte e historia cultural. Entrevista con Julie Verlaine realizada por Séverine Sofio
Séverine Sofio and Julie Verlaine
Translation(s):
Double Perspective: The Art Market—Between the Sociology of Art and Cultural History [en]

Abstracts

In this interview, Julie Verlaine, an expert on cultural history, discusses her specific experience as a historian exploring a world that was also studied by a sociologist. Indeed, Verlaine focused on the post-war art market in Paris, wich was studied in depth by the sociologist Raymonde Moulin in the 1950s and 60s. Moulin’s research was published as a book, Le Marché de la peinture in 1967, which has since become a key reference in the sociology of art and was translated in English in 1987 [The French Art Market. A Sociological View]. Fifty years later, Verlaine focused on this same world, but from a different disciplinary perspective. The resulting book, Les Galeries d’art contemporain à Paris de la Libération à la fin des années 1960, was published in 2013. What was the role of the sociologist’s work in the historian’s work? What does this dual disciplinary perspective contribute to our knowledge of the art market? What are the scientific and theoretical issues involved in the transformation of a sociological study into a historical source?

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Full text

Illustration 1. À la Galerie Colette Allendy, à Paris, début des années 1950

Illustration 1. À la Galerie Colette Allendy, à Paris, début des années 1950

Source : fonds Galerie Colette Allendy/IMEC. © Margo Friters-Drucker.

Séverine Sofio (S. S.) : Vous êtes spécialiste d’histoire culturelle. Pour commencer, pourriez-vous expliquer rapidement ce qu’est cette spécialité au sein de l’histoire ?

Julie Verlaine (J. V.) : L’histoire culturelle est fille de l’histoire des mentalités (portée par des auteurs comme Georges Duby ou Maurice Agulhon) et de l’histoire politique telle qu’elle a été renouvelée dans les années 1990 dans le sillage de René Rémond par des chercheurs comme Pascal Ory et Jean-François Sirinelli. C’est la rencontre de ces deux traditions historiographiques qui a fait apparaître ce qu’on a appelé l’« histoire culturelle ». Il s’agit d’une histoire sociale des représentations et des sensibilités collectives : son objectif est de retracer l’histoire des acteurs et des vecteurs des représentations collectives qu’on va regrouper sous le terme générique de « culture » (sous-entendue : commune). Elle consiste dans l’étude des idées, des objets, de la culture dite populaire comme de la culture dite élitiste. Elle s’intéresse fortement aux normes sociales et aux systèmes de valeurs (le beau/le laid, le pur/l’impur…), et tout particulièrement aux goûts et aux imaginaires : comment sont-ils construits ? transmis ? contestés ? réinventés ? Enfin, l’histoire culturelle donne un primat à l’acteur sur l’œuvre, c’est-à-dire qu’elle étudie plutôt les individus et les structures, les activités et les politiques, les discours et les idéologies, que les œuvres pour elles-mêmes. En France, des historien·ne·s aussi différent·e·s que Daniel Roche, Roger Chartier, Christophe Charle, Dominique Kalifa, Pascal Ory et Pascale Goetschel se sont réclamé·e·s ou se réclament encore de l’histoire culturelle.

S. S. : Le point commun entre ces historien·ne·s fort différent·e·s dans leurs parcours ou leurs objets de recherche, pourrait effectivement être une ouverture particulière aux autres disciplines des sciences humaines et sociales...

J. V. : L’histoire culturelle est avant tout une histoire sociale : le dialogue avec les autres sciences sociales fait partie de l’ADN de l’histoire culturelle, ne serait-ce que parce que les objets auxquels nous nous intéressons, nous les partageons avec d’autres disciplines. D’ailleurs, comme je travaille sur les galeries et le marché de l’art, je suis souvent présentée comme historienne de l’art. Cela dit, je ne suis presque jamais présentée comme sociologue... ce qui est étrange, au fond, car, dans mes méthodes de travail ou dans mon approche de l’art comme objet de recherche, qui implique de mettre totalement de côté les notions de génie de l’artiste ou l’idée de valeur intrinsèque de l’œuvre, je me sens souvent plus proche des sociologues que des historien·ne·s de l’art.

Plus globalement, en histoire ces dernières années, beaucoup de gens se sont mis à dire qu’ils faisaient de l’histoire culturelle de quelque chose (histoire culturelle du politique, du genre, de l’économie etc.) et de nombreux postes à l’Université sont aujourd’hui intitulés « Histoire sociale et culturelle de (tel ou tel domaine) ». En fait, je crois que c’est surtout le signe que les approches en termes d’histoire des représentations, longtemps cantonnées au domaine de la culture, ont été importées au sein de différents champs d’étude. On assiste à un élargissement – et peut-être même à une dilution – de ce qu’est l’histoire culturelle, actuellement, en termes d’objets (culture, représentations, imaginaires…) ; néanmoins il semble important de rappeler ses fondements méthodologiques, et en particulier son attachement très fort aux méthodes de l’histoire sociale et plus largement des sciences sociales (enquêtes, statistiques, observation participante...).

S. S. : De votre côté, vous avez consacré votre thèse de doctorat à l’histoire des galeries d’art en France entre 1945 et les années 1960. Or, ce sujet avait fait l’objet d’une enquête d’ampleur de la part d’une sociologue, Raymonde Moulin. Agrégée d’histoire, inscrite en thèse de sociologie sous la direction de Raymond Aron dès le début des années 1950, Raymonde Moulin a mené une longue enquête dans les galeries d’art. Sa thèse, Le Marché de la peinture en France, est parue sous la forme d’un imposant ouvrage en 1967 aux Éditions de Minuit, dans la collection dirigée par Pierre Bourdieu qui était alors son collègue au Centre d’études sociologiques. L’enquête de Moulin, qui était pionnière à bien des égards (on y reviendra), est donc doublement intéressante pour vous qui reprenez le même objet cinquante ans plus tard : dans ce contexte, Le Marché de la peinture en France a-t-il été une source historique pour votre travail ou une enquête sociologique dont vous avez pu vous inspirer et que – en quelque sorte – vous avez revisitée depuis une autre perspective disciplinaire ?

J. V. : J’ai commencé à m’intéresser aux travaux de Raymonde Moulin en 2006, c’est-à-dire assez rapidement au cours de ma recherche doctorale, car il n’y avait rien ou presque, à part ses publications, sur le marché de l’art en France après la guerre. Elle s’intéressait aux marchés de l’art, dans la mesure où elle a travaillé à la fois sur les galeries, les ventes aux enchères, les commissaires-priseurs, le courtage, etc., tandis que mon étude se limitait aux galeries elles-mêmes, mais à part cela, son sujet et le mien sont les mêmes.

Le livre de Moulin fourmille de données chiffrées précieuses pour une étude historique, et je m’en suis beaucoup servie. En revanche, l’anonymisation des enquêtés et des extraits d’entretien rend son utilisation difficile pour une connaissance plus factuelle. Mais je me suis énormément inspirée des typologies qu’elle dégage : elle a eu l’idée de caractériser ses acteurs en types sociaux, en mettant non pas le modèle du négociant, mais celui de l’entrepreneur, inspiré de Schumpeter, au centre de ses réflexions. Comme tout est anonyme chez Moulin, dégager des idéaux-types grâce à l’observation et aux entretiens était ce qui lui a permis d’analyser un groupe social dont on ne sait alors rien d’autre que ce qu’elle en dit.

La différence essentielle entre nos deux recherches, c’est que, contrairement à elle, j’ai pu avoir accès aux archives des galeries, qui avaient été entretemps déposées dans des centres publics (à la Bibliothèque Kandinsky au Centre Pompidou, aux Archives nationales...) ou privés (Institut Mémoires de l’édition contemporaine]). Mon objectif était de combiner une approche quantitative (en relevant toutes les galeries existantes à Paris, leur adresse, leurs programmes d’exposition, et en étudiant leurs activités à l’aide d’une base de données) et une approche qualitative, fondée sur des études de cas rendues justement possibles par l’accessibilité récente des archives (plus artistiques et administratives qu’économiques, à mon grand regret).

Mais, je me suis beaucoup appuyée sur les méthodes de Raymonde Moulin, et il me semble avoir posé à ce microcosme des acteurs culturels des années d’après-guerre les mêmes questions qu’elle : pourquoi existe-t-il un « marché » de l’art ? quels liens les différents protagonistes, artistes, marchands et collectionneurs, entretiennent-ils ensemble ? peut-on esquisser une théorie de la fabrication de la valeur artistique à partir de l’observation de ce milieu social ? D’ailleurs, j’ai parfois eu la chance de rencontrer, à cinquante ans d’écart, des acteur·rice·s et des témoins avec lesquelles Moulin s’était entretenue comme Jean-François Jaeger, Denise René ou Maurice Garnier, et j’ai repris en partie à cette occasion le plan d’entretien semi-directif qu’elle présente à la fin du Marché de la peinture.

S. S. : Outre ce plan d’entretien, qu’avez-vous repris et adapté, vous qui êtes historienne, de l’enquête sociologique de Moulin ?

J. V. : Ses méthodes d’enquête étaient extrêmement pionnières. Raymonde Moulin a été la première sociologue à s’intéresser au marché de l’art contemporain, elle a donc dû innover à bien des égards. Ses méthodes et ses questionnements sont souvent à cheval entre histoire et sociologie : il faut se rappeler qu’elle était historienne de formation, et en parallèle à son enquête sur le marché de la peinture, elle travaillait sur les expositions d’art en province dans les années 1880. Ce que j’ai particulièrement retenu et repris de ses méthodes de travail, outre la rigueur et le sens de la nuance, ce sont des exemples de méthodologie mixte : elle a su associer la quantification et l’enquête orale par exemple. Il faut dire qu’elle a affronté des défis majeurs : c’est la première à avoir étudié les artistes en tant que groupe social, dans une belle entreprise scientifique d’identification et de dénombrement d’une population aux frontières floues. Dans ses livres, elle a aussi le courage de dire que ce milieu – le marché de l’art, et plus largement le monde de l’art contemporain – est plein de tabous, d’opacité et de mauvaises pratiques. Elle a mis en œuvre une « fréquentation sans exclusive » (c’est son expression) des galeries, des salons, des ventes aux enchères, etc., avec cette idée que le chercheur ou la chercheuse doit connaître parfaitement, intimement, son terrain, et s’y intégrer au point d’en maîtriser tous les codes, même les plus implicites – sans perdre son regard critique, bien sûr. Or le marché de l’art compte parmi les milieux les plus codifiés et les plus exclusifs qui soient, ce qui rend cette « immersion » assez ardue. C’est un véritable modèle d’enquête dont je propose à mes étudiant·e·s de s’inspirer.

Enfin, son livre est une excellente illustration de la manière dont on peut monter en généralité à partir d’une enquête sur des vies singulières. Elle a étudié le marché de la peinture en s’intéressant d’abord à des personnes. Ce qui l’intéresse, ce sont des individus, leurs initiatives et leurs conceptions : c’est-à-dire (bien avant que Howard Becker le théorise) la chaîne des acteurs qui dans un même espace social contribuent, chacun à leur manière et depuis des positions distinctes, à la construction de la valeur. À partir de là, elle est la première à poser des questions telles que : qu’est-ce qui fait le succès ? comment la réussite économique influe-t-elle la création artistique ? etc. Autant de questions qui sont devenues les fondements-mêmes de la sociologie de l’art. La fascination de Moulin pour Van Gogh est à l’origine de ces interrogations : on voit dans la correspondance de Van Gogh combien sa dépendance au marché a influencé sa création. Ce phénomène nouveau date à peine des années 1880 : à partir de cette époque, le marché est devenu une condition de la création contemporaine. Un nouveau système se met en place.

S. S. : Pourtant il y a des différences entre les approches historiques et sociologiques d’un même objet – par exemple, l’anonymisation (ou pas) des données, que vous mentionniez tout à l’heure : il s’agit là d’un des points de divergence les plus évidents entre les deux disciplines. Il est inconcevable pour un·e historien·ne d’anonymiser ses données, alors que cette opération va (à peu près) de soi pour un·e sociologue travaillant sur un terrain contemporain.

J. V. : Chez Moulin, effectivement, les entretiens sont essentiels et tout est anonyme (l’anonymisation est d’ailleurs si bien faite que, même en connaissant très bien le monde sur lequel Moulin a enquêté, je ne suis pas arrivée à identifier tout le monde !). Mais, même anonymes, les extraits d’entretien sont très bien recontextualisés, ce qui fait qu’on saisit parfaitement les enjeux car elle a réussi à dépersonnaliser les propos sans en perdre la substance. Son intérêt reste les pratiques professionnelles, et c’est pour cela qu’elle a travaillé à partir d’idéaux-types : cela rend son propos très clair et efficace. Dans le livre, les extraits d’entretien ont été, pour moi, non des sources factuelles mais une manière de valider ce que je trouvais dans les archives ou dans mes entretiens par ailleurs. D’une certaine manière, j’ai procédé à l’inverse de Raymonde Moulin, qui est allée des acteurs à l’analyse des pratiques. Je suis partie des pratiques (et de leurs traces laissées dans les archives) pour pouvoir resituer les marchands d’art dans leur réalité, et ainsi faire le lien entre la construction de la réputation et la construction de la valeur.

À ce propos, d’ailleurs, Moulin a proposé une définition très ouverte du marché de l’art : pour elle, les galeries sont d’abord des lieux culturels avant d’être des lieux marchands. Elle a une analyse très fine des relations entre marchands, artistes et collectionneurs, soulignant dans ses ouvrages combien l’approche doit en être dynamique, car ces réseaux se croisent, se reconfigurent, évoluent sans cesse. Elle procède aussi à une étude approfondie des ventes publiques, des transactions – ce que je n’ai pas abordé. Son analyse est très théorique dans la mesure où elle avait peu de données chiffrées à sa disposition. Aujourd’hui encore, tout cela est fort mal connu…

S. S. : L’enquête de Raymonde Moulin sur le marché de la peinture, qui fut rééditée (quoique – bizarrement – jamais en format poche), est devenue proprement matricielle : elle a posé les bases méthodologiques et les questionnements théoriques de toutes les enquêtes futures sur le sujet. Il faut rappeler qu’au moment où Moulin publie son livre, la sociologie de l’art en France se résume au travail de Pierre Francastel, qui est encore imprégné d’esthétique, et l’histoire sociale de l’art en est encore à ses balbutiements, fortement teintés de critique marxiste, dans la suite des ouvrages d’Arnold Hauser. Moulin est donc la première à appliquer au marché de l’art des méthodes à la fois qualitatives et quantitatives, inspirées de l’économie, de l’histoire, de l’ethnologie et de la sociologie des organisations. Or, parce qu’elle empruntait à plusieurs disciplines, justement, sa méthode a été jugée assez durement par la sociologie à l’époque de la parution du livre. Mais qu’en est-il dans le petit monde des galeries de la fin des années 1960 ? Avez-vous des éléments sur la réception du travail de Moulin par ceux qu’elle a étudiés ?

J. V. : Oui. Par exemple, Raymonde Moulin théorise le concept de « galerie-pilote », un néologisme forgé par René Berger, lors du « premier Salon international des galeries pilotes » qui se tient à Lausanne en 1963. L’idée est de réunir, dans une manifestation collective, des galeries « modernistes », engagées auprès des artistes afin de lutter contre la légende noire des marchands de tableaux. On est au moment où commence à apparaître le vocable de gallerist ou galeriste, préféré à dealer ou marchand. Moulin est invitée à ce Salon et y prononce une formidable conférence sur la fonction de la galerie-pilote définie comme un « type idéal » : elle étudie la justification du rôle proprement artistique de la galerie dans son rôle de soutien des jeunes artistes, de défense et promotion des talents, et de « certification » de la valeur des œuvres contemporaines. J’ai trouvé des marques importantes de (re)connaissance du travail de Moulin, à ce moment, de la part de ces marchands qui vont ensuite créer les grandes foires internationales d’art contemporain, notamment en Suisse, avec le regard tourné vers les États-Unis. Cela contraste avec le relatif oubli, ou la méconnaissance, aujourd’hui, sinon de ses travaux, du moins de leur caractère absolument pionnier.

S. S. : Et en termes de résultats, avez-vous noté des points de divergence entre votre travail et l’étude de Moulin ?

J. V. : Il y en a quelques-uns. J’ai par exemple été amenée à nuancer certaines conclusions de Raymonde Moulin notamment autour de la place de Paris, à l’époque, sur le plan international. En effet, elle a étudié Paris comme un microcosme et considéré les galeries parisiennes comme un système fermé, ce qui, d’un côté, se justifie, mais ce qui, d’un autre côté, l’a empêchée de voir des évolutions plus générales, en particulier les liens avec d’autres galeries ailleurs qu’en France. Elle est ainsi un peu passée à côté du fait que l’art de cette époque est déjà ancré dans un espace transnational, constitué de métropoles culturelles engagées dans des échanges permanents où se font jour des influences, des rivalités et des surenchères. Avoir une perspective internationale change un peu la vision des choses, notamment dans l’étude du premier marché et de l’importance des galeries dans les carrières des artistes. Or désormais on sait aujourd’hui que dès les années 1950, les marchands parisiens sont sous influence des marchands aux États-Unis, et dépendent grandement d’eux. Si son terrain n’avait pas été seulement parisien, Raymonde Moulin aurait vu que la hiérarchie qu’elle étudiait, était, d’une part, prise dans une autre hiérarchie à l’échelle internationale, et, d’autre part, en train de s’effondrer. Par exemple, Moulin ne voit pas que si Jean Dubuffet réussit si bien à Paris, c’est avant tout parce que ses marchands français sont en lien avec un galeriste états-unien, Pierre Matisse, le fils de l’artiste Henri Matisse, qui vend et donne ses œuvres au Museum of Modern Art. Cela empêche Moulin, dans certains cas, d’attribuer les bonnes causes aux effets qu’elle analyse. Les aspects internationaux sont venus plus tard dans sa réflexion et elle a consacré plusieurs essais à la mondialisation, et plus généralement à l’inscription spatiale – à diverses échelles, du local au global – des activités artistiques.

Un autre point que Raymonde Moulin n’a pas du tout exploré (mais je précise que c’est vraiment accessoire par rapport à tout ce que ses travaux ont apporté !), c’est la question du goût et de l’esthétique. Elle met au centre de son étude le couple binaire art figuratif/art non figuratif, mais son histoire du marché n’a jamais été une histoire des goûts et de la formation des goûts artistiques. Cela ne disqualifie en rien son enquête, évidemment : on ne peut pas tout étudier en une seule recherche ! Par ailleurs, l’enquête de Pierre Bourdieu et Alain Darbel (en collaboration avec Dominique Schnapper) sur les musées d’art et leur public, L’Amour de l’art, publiée dans la même collection l’année précédente, en 1966, abordait ces thématiques-là, en lien avec l’institution patrimoniale. Pour le marché de l’art, il s’agit encore de problématiques qui restent à creuser, à partir du travail de Raymonde Moulin : comment évoluent les représentations collectives et les normes du goût ? Comment expliquer les choix esthétiques des marchands ? Comment faire le lien entre le fonctionnement du marché de l’art et la construction des goûts ? Moulin se penche sur les artistes, les marchands, leurs relations, etc., mais l’œuvre comme objet culturel, c’est-à-dire comme lieu de constructions culturelles, ne l’intéresse pas. En tout cas comme chercheuse.

Quoi qu’il en soit, il faut inviter nos collègues et nos étudiant·e·s à lire et relire ses travaux, ainsi que l’ouvrage collectif dirigé par Pierre-Michel Menger et Jean-Claude Passeron et intitulé L’Art de la recherche, foisonnant hommage de ses élèves à leur directrice de recherche.

S. S. : Dans une conférence récente à la Bibliothèque nationale de France, Pierre-Michel Menger montre justement très bien pourquoi Le Marché de la peinture en France fait partie du canon de la sociologie de l’art. Du reste, au vu de la carrière de Raymonde Moulin – entrée au CNRS à une époque où les chercheuses y étaient fort peu nombreuses, pionnière longtemps seule dans son domaine, spécialiste estimée par les professionnel·le·s du marché de l’art et par les artistes (ses entretiens avec Dubuffet, par exemple, n’ont malheureusement jamais été publiés), directrice du département de sociologie de l’Université de Vincennes dans la foulée de Mai 68, fondatrice et directrice du Centre de Sociologie des Arts à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) à Paris, membre du Conseil artistique des musées de France (en charge de superviser les acquisitions des musées nationaux) puis du Comité d’histoire du ministère de la Culture, première femme à la tête de la Société française de sociologie (aujourd’hui Association française de sociologie) et de la Revue française de sociologie –, on ne peut s’empêcher de se dire que, si Moulin avait été un homme, elle jouirait sans doute d’une reconnaissance professionnelle plus importante aujourd’hui.

J. V. : Absolument. Il est vrai que, en comparaison du nombre d’articles scientifiques dont elle est l’auteure depuis les années 1960, Raymonde Moulin a publié assez peu de livres. Il y a eu Le Marché de la peinture en France, en 1967. Elle est ensuite auteure ou co-auteure de plusieurs rapports sur les artistes, les architectes et les politiques de soutien à la création – des travaux qui n’ont pas été publiés ou sont restés confidentiels. Ce n’est qu’en 1992, alors que Moulin est retraitée, qu’elle publie L’Artiste, l’institution et le marché, issu de la grande enquête sur la condition des artistes en France, menée par l’équipe du Centre de sociologie des arts dans les années 1980, avec là encore des méthodes tout à fait originales. Maintes fois réédité (en poche, cette fois !), L’Artiste, l’institution et le marché est resté, là encore, une référence incontournable, et ce même si les données qui y sont analysées étaient déjà légèrement obsolètes au moment de leur parution. Peu de temps après, en 1995, est publié son recueil d’articles De la valeur de l’art, au moment où le monde de l’art contemporain en France traverse une crise profonde. Enfin, en 2003, paraît son dernier livre Le Marché de l’art. Mondialisation et nouvelles technologies, un ouvrage assez court, qui montre qu’à presque 80 ans, Raymonde Moulin est toujours très au fait de l’actualité du marché de l’art international. Elle y analyse toutes les nouvelles configurations du marché et pose de nouveaux jalons pour l’analyse socio-historique de ce monde.

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Bibliography

Bibliographie indicative de travaux de Raymonde Moulin

(1961). « Le marchand de tableau ». Journal de Psychologie normale et pathologique, 3 : 309-330.

(1963). « Un type idéal, la galerie pilote », 1er Salon international des galeries pilotes de Lausanne. Lausanne, Musée cantonal des Beaux-arts : 10-20.

(1964). « Un type de collectionneur : le spéculateur ». Revue française de sociologie, 2 : 155-165.

(1989) [1967]. Le Marché de la peinture en France. Paris, Éditions de Minuit, « Le Sens commun ».

(1969). « Art et société industrielle capitaliste. L’un et le multiple ». Revue française de sociologie, 10(1) : 687-702.

(1971). « Le multiple et ses propriétés ». Revue de l’art, 12 : 75-82.

[et al.] (1973). Les Architectes, métamorphose d’une profession libérale. Paris, Calmann-Lévy.

(1977). Les Aides publiques à la création dans les arts plastiques : Danemark, Finlande, France, Grande-Bretagne, Italie, Norvège, Pays-Bas, RFA, Suède. Paris, La Documentation française.

(1978). « La genèse de la rareté artistique ». Ethnologie française, 8(2-3) : 241-258.

(1981). Guide de l’artiste plasticien. Luxembourg, Office des publications officielles des Communautés européennes.

[avec J.-C. Passeron et al.] (1985). Les Artistes : essai de morphologie sociale. Paris, La Documentation française.

(dir.) (1986). Sociologie de l’art, actes du colloque international organisé par la Société française de Sociologie à Marseille les 13-14 juin 1985. Paris, La Documentation française (rééd. 1998, Paris, L’Harmattan).

(1986) « Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques contemporaines ». Revue française de sociologie, 27(3) : 369-395.

(1992). L’Artiste, l’institution et le marché. Paris, Flammarion (rééd. 1997, 2009).

[avec Alain Quemin] (1993). « La certification de la valeur de l’art. Experts et expertises », Annales ESC, 48(6) : 1421-1445.

[avec Elisabeth Caillet] (1994). « Sociologie de l’art et musée. Un entretien avec Raymonde Moulin ». Publics et Musées, 5 : 100-105.

(1995). De la valeur de l’art : recueil d’articles. Paris, Flammarion.

(2000). Le Marché de l’art : mondialisation et nouvelles technologies. Paris, Flammarion (rééd. 2003, 2009).

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List of illustrations

Title Illustration 1. À la Galerie Colette Allendy, à Paris, début des années 1950
Credits Source : fonds Galerie Colette Allendy/IMEC. © Margo Friters-Drucker.
URL http://journals.openedition.org/bssg/docannexe/image/290/img-1.png
File image/png, 3.6M
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References

Electronic reference

Séverine Sofio and Julie Verlaine, “Tableaux croisés : le marché de la peinture, entre sociologie de l’art et histoire culturelle”Biens Symboliques / Symbolic Goods [Online], 3 | 2018, Online since 15 October 2018, connection on 29 March 2024. URL: http://journals.openedition.org/bssg/290; DOI: https://doi.org/10.4000/bssg.290

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About the authors

Séverine Sofio

CNRS/Centre de recherches sociologiques et politiques de Paris–Cultures et sociétés urbaines (Cresppa–CSU)

By this author

Julie Verlaine

Université Paris 1/Centre d'histoire sociale des mondes contemporains (CHS)

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