À en croire la date de création de mon fichier de notes, j’ai lu pour la première fois Le Savant et le Populaire en mai 1998, alors que je finissais ce qui s’appelait encore un DEA. Habitant juste au-dessus de la bibliothèque, je possédais peu de livres et pas plus celui-là qu’un autre : je ne l’ai acheté que bien des années après. J’ai pourtant longtemps eu le sentiment qu’il m’avait sans cesse accompagnée, car c’est un des rares ouvrages théoriques dont je connaissais par cœur toute une série de petits bouts de phrases, d’expressions, de schémas, que je citais ou traçais en cours à l’improviste. Étrangement, c’est probablement cette proximité, cette appropriation personnelle du texte, ou plutôt de morceaux du texte – lambeaux arrachés à la continuité du raisonnement – qui m’a empêchée et d’en saisir l’articulation complexe, et d’y revenir.
Cette illusion de proximité venait du sentiment d’avoir rencontré une attitude scientifique susceptible de guider la démarche encore hésitante de ma jeune recherche.
J’étais tout d’abord reconnaissante aux auteurs de me donner l’exemple d’un dialogue patient, respectueux, ouvert, où les protagonistes étaient capables d’avouer leurs embarras, de se voir appliquer leur propre critique, sans prendre la position de surplomb du savant qui sait, affirme, prétend renouveler le champ et bétonne son pré carré en fermant la porte à ce qui fut et à ce qui pourrait être ensuite. Alors qu’aujourd’hui l’écriture scientifique se calque, plus encore qu’alors, sur des modèles concurrentiels où s’expose la prétention à avoir résolu tout problème, ce courage de l’incertitude, qui est générosité, me frappe plus encore dans le texte.
Ensuite, j’avais été marquée par l’attention constamment portée à la validation empirique et à la manière dont chaque théorie porte plus ou moins vers le travail de terrain : « il n’y a jamais lieu de faire la fine bouche devant une démarche théorique qui crée des exigences de travail empirique » (Grignon & Passeron 1989 – par la suite GP 1989 : 128, 71). En revanche, la théorie de la légitimité culturelle, la compréhension des rapports culturels comme décalque des rapports socio-économiques, sont souvent « abandon du travail empirique » (GP 1989 : 11, 25). Générosité encore pour un savant, me semblait-il, que de sortir des seuls mots et de leur agencement logique.
Sortir des mots, articuler théorie et pratique, savoir que « “l’écriture” est souvent un cache-misère » (GP 1989 : 217) : je trouvais là une sorte d’antidote au cercle de fascination dans lequel m’avaient prise Foucault, son écriture, ses marges déviantes susceptibles d’être présentées comme autarciques, ses points d’intensité où les existences populaires se heurtent avec le pouvoir et sont, par la seule magie des mots résolvant les contradictions, à la fois dominées et sublimes. Foucault n’est pas cité une seule fois par Claude Grignon et Jean-Claude Passeron ; et cela me faisait du bien en somme.
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Mais à me concentrer sur cette générosité de la quête, je la prenais comme acceptation d’une sorte d’inéluctabilité du conflit d’interprétation et de l’oscillation. Je me répétais un petit mot du Savant et le Populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature : « Diable ! ». Je ne cite presque pas Grignon et Passeron dans mon livre. Sauf erreur, le livre qui m’a hantée, inquiétée et soulagée n’apparaît qu’une fois, au tout début de l’introduction : « les ouvrages traitant de la question du peuple sont toujours irritants, oscillants immanquablement, comme l’ont bien montré Grignon et Passeron, entre un populisme magnifiant l’excellence du vulgaire et un misérabilisme fataliste où les classes supérieures sont toujours dominantes et leur culture toujours seule légitime. Sans doute ce livre-ci n’échappera-t-il pas à la règle » (Cohen 2010 : 10 – c’est moi qui souligne aujourd’hui). C’était une manière commode de s’excuser de ne pas avoir su éviter cette oscillation, puisqu’elle était présentée comme « immanquable ».
En réalité il n’y a dans l’ouvrage de Grignon et Passeron nulle affirmation d’un enfermement fatal dans un jeu de ping-pong entre misérabilisme et populisme : l’angoisse de l’oscillation n’était pas celle des auteurs, mais celle prêtée à un lectorat bouleversé et inquiet – dont j’étais : « Diable ! dira-t-on : “il y aurait donc sur les cultures populaires des recherches et des chercheurs, les uns relativistes (voire populistes), les autres légitimistes (voire misérabilistes) ? […]” » (GP 1989 : 37).
Je cherchais à décrire la manière dont les dominés du xviiie siècle se représentaient leur propre identité et leur place dans la cité ; mais, parti sur une telle mécompréhension, mon travail procéda logiquement de ce que Grignon et Passeron désignent comme « alternance ». C’est énorme, cela saute aux yeux : chapitre 4, « Haine de soi », en plein misérabilisme, puis chapitre 5 « Autonomies populaires », avec une bonne dose de populisme pour expier le chapitre précédent. Et la conclusion : « plus qu’une identité populaire, c’est bien un ensemble ouvert de comportements possibles que nous avons tenté de présenter » (Cohen 2010 : 416). En multipliant les contextes, en alternant analyse culturelle et analyse idéologique, mon livre devenait lui-même preuve de l’excellence du diagnostic du sociologue et du philosophe.
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En gros, j’étais alors complètement passée à côté du livre ! Point d’ambivalence ou de segmentation, point de tentative pour s’essayer à l’usage d’un dominomorphisme susceptible d’assurer la rupture avec le dominocentrisme – qui sont aujourd’hui les notions qui me paraissent les plus fructueuses dans l’ouvrage. On a l’impression que je n’ai lu que le premier chapitre. Or l’étonnant est que ce n’est pas le cas, mes notes en témoignent. Quelque chose m’a donc empêchée de comprendre.
Ce qui a fait obstacle à ma compréhension intellectuelle, c’est d’abord (je crois) une émotion, l’angoisse de marcher sur la corde raide, le sentiment de vertige à l’idée de ne pouvoir que régresser vers l’une ou l’autre forme de l’ethnocentrisme de classe, et l’affirmation rassurante que cela aurait été inévitable. Il faut dire qu’à la fin des années 1990 presque plus personne ne travaillait sur le populaire, ce qui était déjà angoissant en soi.
D’autre part, une large moitié de ma recherche était consacrée à l’exploration de la manière dont les dominants du xviiie siècle décrivaient la culture populaire, et j’y retrouvais bien sûr, presque sous leur forme « pure » d’ethnocentrisme de classe, le misérabilisme et le populisme qu’analysaient Grignon et Passeron dans les sciences sociales contemporaines, ce qui explique sans doute que mon attention ait été particulièrement focalisée sur ces notions.
Mais il y a probablement aussi une raison livresque à l’incompréhension du livre : il a été effacé par un autre. En même temps que je lisais Grignon et Passeron, je découvrais Rancière. Or, ce sont bien les mêmes questions qui sont à l’origine des interrogations des uns et des autres, c’est bien la même conjoncture intellectuelle et politique qui les a portées : le séminaire d’où s’origine Le Savant et le Populaire date de 1982, la thèse de Jacques Rancière de 1981 (Rancière 1981). Pourtant, Grignon et Passeron passent, je crois, complètement à côté des déplacements opérés par La Nuit des prolétaires. L’ouvrage arrive par la bande, parce qu’il est cité dans le débat par Rose-Marie Lagrave, et l’on sent bien qu’il n’intéresse pas tant que cela nos auteurs ; il est réduit au symptôme d’une prédilection des chercheurs pour les « terrains d’exception », telles que seraient les lettres d’ouvriers utilisées par Rancière, et au désir légitimiste « de réhabilitation de la production symbolique des gens du peuple » (GP 1989 : 106). En ce qui concerne le premier argument, il tombe de lui-même car on peut appliquer la méthode ranciérienne à toute écriture ou parole populaires – qui au reste ne sont pas choses si rares et qui constituaient la matière abondante de mon livre. En ce qui concerne le second, il me semble constituer un réel contresens : il ne s’agit nullement pour Rancière d’exalter une culture populaire négligée. Il s’agit assurément de mettre en exergue la manière dont l’ordre dominant s’arrange – comme le détectent bien, par ailleurs, Grignon et Passeron (GP 1989 : 83) – pour qu’il n’y ait « d’écrivain que bourgeois ». Mais Rancière travaille bien plutôt à inventer un point de vue qui ne serait ni un dominocentrisme, ni son inversion labovienne ; en cela il partage bien un souci commun avec Grignon et Passeron. Mais sa réponse est toute autre. Il s’agit d’écrire une histoire qui s’éloigne de tout « propre », qui ne pense plus en termes de culture socialement assignée. Pour cela, Rancière crée une scène mixte, il déplace, il chamboule tout, son texte mêle des sources qui font résonner la voix des prolétaires et celle des intellectuels bourgeois, mais aussi la parole ouvrière et la parole philosophique d’autres temps et d’autres lieux, parce qu’il y a selon lui des fragments de parole ouvrière et des fragments de parole philosophique, littéraire, historienne ou sociologique qui, dans leur code et leur style propres, nous parlent de la même chose. Rancière traite de manière équivalente des sources de nature différente. Ainsi, les textes labellisés « philosophiques » par la culture légitime, les « Fragments d’une correspondance intime », fiction publiée par Pierre Vinçard dans La Fraternité (Rancière 1981 : 120), ne sont-ils pas traités autrement que les professions de foi des ouvriers saint-simoniens (Cf. par exemple celles de Conchon, Mme Nollet, Boi, Laboni ramassées en un seul texte dans Rancière 1981 : 192) ou que les correspondances « réelles » ou celle, recomposée, par Gauny et Ponty (Rancière 1985). Il y a là une manière qui reste profondément philosophique d’affirmer que la pensée n’a pas de lieu, n’a pas de matérialité. Cette démarche fait violence à l’historien ou au sociologue, précisément parce qu’elle cesse de renvoyer la parole à un propre, à un lieu, à une identité sociale, à un temps.
C’est en fuyant avec Rancière hors de la sociologie que j’ai pensé échapper à l’alternative misérabilisme/populisme. Et c’est en fuyant que j’ai raté les propositions proprement sociologiques d’analyse en termes d’ambivalence.