Conçu pour analyser les pratiques culturelles en milieux populaires, l’ouvrage de Claude Grignon et Jean-Claude Passeron (1989) est en fait heuristique pour appréhender, au-delà de cet exemple, les univers culturels ou symboliques peu reconnus. Quand j’ai commencé en 2006 ma thèse de sociologie sur les rapports de genre dans l’univers littéraire tunisien (Kréfa 2013), j’étais fortement imprégnée des travaux de Pierre Bourdieu. Mon projet visait, sur le modèle des Règles de l’art (Bourdieu 1992), à effectuer une cartographie du « champ » littéraire tunisien, en reconstituant ses différents pôles, tout en y introduisant la dimension du genre. Cependant, dans la mesure où les concepts de la sociologie conservent souvent une référence tacite à des coordonnées spatio-temporelles (Passeron 1991), ils ne peuvent être mécaniquement transposés à d’autres réalités socio-historiques. Discuté pour le cas français (Lahire 2012), le concept de « champ » risque de verser sans cesse dans le misérabilisme pour ne qualifier les réalités littéraires tunisiennes que par défaut, sans les analyser ni les expliquer. Tout au plus pourrait-on décliner les « causes » de « l’inexistence » d’un « champ » : un « petit » pays, de dix millions d’habitants environ, où l’alphabétisation est « récente » et le prix du livre relativement élevé ; la faible canonisation de la littérature tunisienne par l’institution scolaire ; le contrôle des activités littéraires en contexte autoritaire ; la dépendance de cet univers aux champs littéraires centraux (Casanova 2008), etc.
L’œuvre de Claude Grignon et de Jean-Claude Passeron, mais aussi les travaux sur le genre en art et en littérature (Buscatto 2014 ; Dumont & Sofio 2007 ; Naudier & Rollet 2007), m’ont conduite à opérer des déplacements dans la construction de l’objet. La première rupture a consisté à prêter attention à ce que font les écrivain·e·s (plutôt qu’à ce qu’ils et elles sont supposé·e·s faire) et donc à prendre au sérieux leurs activités littéraires. L’objectivation des activités littéraires invitant à reconstituer les dispositions qui y inclinent, j’ai pris pour objet la genèse des pratiques d’écriture, les contextes (Lahire 2012) et les événements biographiques déclencheurs, ainsi que les instances de socialisation (familiale, scolaire, groupe de pairs, etc.) ayant favorisé l’acquisition des compétences littéraires. Reconstituer celles-ci le plus finement possible amène à relativiser certaines oppositions, comme entre écritures littéraires et non littéraires, ou entre oralité et écriture. Par ailleurs, introduire le genre conduit à se distancier d’une conception institutionnelle de la censure et d’une définition légitimiste des instances de réception des œuvres. Le dernier déplacement a porté sur les rapports entretenus par les écrivain·e·s à la « légitimité culturelle ».
Dits et écrits « ordinaires », « scolaires » et « littéraires »
À rebours de tout légitimisme, les écritures « ordinaires » (telles les correspondances, les journaux intimes, les lettres d’amour, les carnets de notes, etc.) ont été prises en considération pour analyser la genèse des pratiques et des dispositions littéraires. Tout en étant « produites par des gens ordinaires, sans titre ni qualité » (Chartier 2001), les écritures ordinaires peuvent en effet être investies esthétiquement : ceux et celles qui écrivent, pour soi ou pour d’autres, peuvent chercher à s’exprimer avec « élégance », à accorder de l’attention à la forme et au style, aux manières de dire et pas uniquement au contenu de ce qui est dit. Comme le fait remarquer Claude Fossé-Poliak (2006 : 169), les « écritures ordinaires peuvent [au final] accompagner des pratiques plus littéraires ou y prédisposer ». De la même manière, les différences entre « écritures scolaires » des disciplines littéraires et « écritures littéraires » ont été relativisées. Tout en ayant une finalité instrumentale, les exercices scolaires favorisent l’acquisition des dispositions et des pratiques littéraires : d’une part parce que ceux et celles qui en sont juges (les enseignant·e·s de lettres) sont crédité·e·s de la connaissance des « grands » textes littéraires, d’autre part parce que l’écriture peut prendre pour modèles des œuvres reconnues, etc.
La forte proportion d’écrivain·e·s originaires des milieux populaires parmi les enquêté·e·s arabophones invitait enfin à déconstruire l’opposition entre « oralité » et « écriture ». La plupart avaient en effet acquis le goût de la langue arabe, pour la fiction et les procédés de narration à travers leur mémorisation et récitation du Coran au kuttâb1, ainsi que de l’audition de contes et légendes. Pour les écrivain·e·s de langue arabe né·e·s dans un milieu familial où l’imprimé était rare, l’apprentissage du Coran a constitué un mode d’imprégnation diffus avec les structures et le vocabulaire de la langue lettrée, avant que celle-ci ne fasse l’objet d’un apprentissage écrit à partir de l’école primaire. La fréquentation du kuttâb a aussi placé les écrivain·e·s des classes populaires dans des contextes assez proches des institutions scolaires, les amenant à acquérir des dispositions valorisées par l’école : le respect de l’autorité liée à la maîtrise du langage et à la détention du savoir, un certain rapport au temps, la ponctualité et l’assiduité. À travers l’écoute de « récits » et de « monologues » puisés dans le patrimoine populaire et/ou l’histoire des premiers temps de l’islam, ces écrivain·e·s ont par ailleurs acquis une compétence à vivre le langage comme un univers autonome, indépendant des interactions et du contexte de son énonciation (Lahire 2008).
Des censures et des instances de réception disséminées
Un autre déplacement a consisté à redéfinir les instances chargées du contrôle et de la réception des œuvres. Alors que l’objectif de la thèse consistait au début à saisir les modalités de la censure étatique en contexte autoritaire ainsi que de la réception par les instances de consécration (éditeurs, critiques, pairs, etc.), il est apparu que ces définitions étaient restrictives et androcentrées. Tandis que les écrivains ne sont confrontés qu’au contrôle de leur production par les institutions étatiques – lequel s’exerçait principalement au travers du dépôt légal (Kréfa 2013) –, les écrivaines font face à une censure disséminée, très forte dans la sphère familiale et conjugale. Celle-ci prend des formes diverses, à différents moments du processus de fabrication de l’œuvre : injonctions au silence dans le cours de l’écriture, réceptions gênées ou moralisatrices, notamment quand les écrits traitent de thèmes contrevenant aux normes sociales dominantes, etc.
Ces contraintes conduisent les écrivaines à se préoccuper tout autant – sinon davantage – de la réception de leurs écrits par leur entourage, des réactions du conjoint (pour celles qui sont en couple) et des membres de la famille, que de la réception par les pairs, les critiques et les éditeurs. La nécessité de réinscrire parallèlement les œuvres dans les conditions privées de leur production et de leur réception s’est imposée de manière d’autant plus évidente que, contrairement à la censure étatique qui a fait l’objet d’une mobilisation collective d’écrivains, la censure privée demeure invisible. Elle conduit pourtant chaque écrivaine à des accommodements et à des « identités stratégiques » (Collovald 1988), renforçant ainsi la fragilité d’une identité d’auteur qui ne peut s’appuyer sur un statut professionnel (Heinich 2000). L’opération n’est cependant pas additive : il ne s’agit pas d’ajouter des instances de contrôle ou de réception à celles qui sont prises classiquement pour objet (Bourdieu 1998 ; Dragomir 2011). Les analyser conjointement a permis de mettre en évidence, dans le cas de l’univers littéraire tunisien, que les critères d’appréciation d’une « bonne œuvre » pour les instances reconnues de consécration, ne sont pas neutres du point de vue du genre : alors que les critiques, les pairs et les éditeurs valorisent la « transgression » des tabous sexuels et religieux, celle-ci ne peut être opérée par les écrivaines sans heurter, dans la sphère familiale et conjugale, les gardiens du patronyme (Kréfa 2014).
Des rapports diversifiés à la « légitimité culturelle »
La dernière forme de distance à l’endroit du légitimisme a été de ne pas réduire les pratiques, les goûts et les aspirations des écrivain·e·s tunisien·ne·s à des goûts et des pratiques de « nécessité », pour mettre en évidence les « différences », les « variations » et les « oppositions » internes (Grignon & Passeron 1989, p. 115) au sein d’un univers littéraire dominé. La domination littéraire exercée par les « champs littéraires » centraux (Le Caire et Beyrouth pour les arabophones, Paris pour l’ensemble des écrivains) ne se traduit pas par une homogénéisation des pratiques et des aspirations des écrivain·e·s tunisien·ne·s. Les rapports des enquêté·e·s à la domination littéraire ont été appréhendés à travers les modes (compte d’éditeur, compte d’auteur ou autoédition) et les lieux d’édition (en Tunisie ou à l’étranger). Une ligne de différenciation sépare les écrivain·e·s selon leur langue d’écriture. Ayant beaucoup plus nettement intériorisé la nécessaire division du travail entre l’auteur et l’éditeur, les écrivain·e·s francophones se tiennent ainsi à distance de l’autoédition et considèrent que seule l’édition à compte d’éditeur constitue le gage de la « qualité » de leurs œuvres, alors que cela est moins systématique chez les arabophones, dont beaucoup utilisent indifféremment les termes de « nachr » [édition] et de « tab’« [impression]. Les pratiques et les aspirations varient aussi fortement en fonction des atouts littéraires, de l’âge de la première publication, de leurs réseaux de sociabilité, rejoignant les résultats établis pour d’autres écrivain·e·s peu reconnu·e·s (Bois 2008). Au final, l’univers littéraire tunisien apparaît nettement dominé par les « centres littéraires » (Casanova 2008) que sont Paris et Le Caire, dont les structures et les œuvres constituent une référence, voire un « modèle » pour ses membres. Dans le même temps extrêmement hétérogène et éclaté, il n’est pas régi par des principes de hiérarchisation stabilisés.